Santé des dirigeants : "Un niveau d'épuisement jamais mesuré"

Les dirigeants d’entreprises seraient les grands oubliés des questions de santé au travail… Alors que la crise sanitaire et économique s’éternise, comment ces entrepreneurs, notamment dans les TPE-PME, supportent-il la pression et l’incertitude des lendemains ? A Montpellier, un chercheur spécialisé sur le sujet, s’est penché sur la question. Analyse.
Cécile Chaigneau
A l'occasion de la crise Covid-19, l'Observatoire Amarok, à Montpellier, observe un niveau d'épuisement jamais mesuré chez les dirigeants d'entreprises.
A l'occasion de la crise Covid-19, l'Observatoire Amarok, à Montpellier, observe un niveau d'épuisement jamais mesuré chez les dirigeants d'entreprises. (Crédits : DR)

« La crise induit un rôle, pour les chefs d'entreprise, qui est aux antipodes de ce qu'ils font habituellement : gérer du licenciement au lieu de gérer de l'emploi, accepter de la décroissance au lieu de développer leur activité, naviguer dans un environnement volatile, incertain complexe, ambigu et menaçant au lieu de développer des valeurs d'optimisme, d'espoir et d'enthousiasme. Une crise sécuritaire s'est ajoutée à la crise sanitaire, notre pays et notre civilisation font face à des périls économiques, de santé, religieux, sociaux... Tout devient hystérique ! L'entrepreneur n'est plus dans son biotope naturel. »

Olivier Torrès, enseignant-chercheur à l'Université de Montpellier et à Montpellier Business School, ne mâche pas ses mots. Spécialisé sur les questions de santé du dirigeant, il a fondé l'Observatoire Amarok, premier observatoire dédié à la santé (physique et mentale) des travailleurs non salariés (dirigeants de PME, commerçants, indépendants, professions libérales et artisans).

« Risque d'impuissance acquise »

En avril dernier, après le premier confinement lié à la crise sanitaire Covid-19, l'observatoire Amarok avait réalisé une étude (1.925 chefs d'entreprises interrogés) sur l'état de l'entrepreneuriat français et le redémarrage économique post-crise sanitaire. Olivier Torrès exprime son inquiétude.

« On atteint un niveau d'épuisement jamais mesuré par l'observatoire Amarok. J'ai développé la thèse du "burn-out d'empêchement" car c'est la première fois qu'on observait ce sentiment d'impuissance. Avec la 2e vague du Covid, on risque de basculer dans ce que j'appellerais une impuissance acquise, c'est à dire une sorte de fatalisme, aux antipodes de l'esprit d'entrepreneur. Si vous pensez que l'avenir n'est pas la reprise mais la énième vague et des confinements de répétition, allez-vous investir, embaucher ? Non. Les dirigeants vont se mettre dans une autre logique : faire de l'épargne de précaution et faire l'apprentissage de l'empêchement, c'est à dire surseoir à tous les projets d'investissement. C'est un attentisme qui ne génère pas de dynamique de croissance. La croissance est une croyance (au sens de prophétie auto-réalisatrice, NDLR)... Sur la 1e vague, je n'étais pas alarmiste ou pessimiste, mais si les vagues d'empêchement se réitèrent, les dirigeants vont se mettre dans la posture d'anticiper la 3e vague... »

« C'est comme être en pleine tempête »

Grégory Blanvillain, président de la CPME Hérault témoigne de deux types de situations observés sur la 2e vague de la pandémie : « Les entrepreneurs résignés et fatalistes qui essaient de tenir, et ceux qui sont à bout et ne voient pas le bout du tunnel. Financièrement, ils ne sont pas tant en danger, mais c'est moralement qu'ils sont à bout et ne savent plus quoi faire ».

« On voit beaucoup d'anxiété, de stress et de détresse psychologique, confirme Samuel Hervé, président du Medef Hérault Montpellier. Le pire pour les dirigeants, c'est de ne pas avoir de visibilité et ne pas avoir la main sur la conduite de leurs affaires. C'est comme être en pleine tempête, ne pas savoir où la tempête nous emmène, et que les outils de navigation ne marchent plus... Chez les entrepreneurs qui sont à l'arrêt notamment, la panique est plus manifeste qu'au 1e confinement, où on avait des réserves et on a fait le dos rond. Là, il n'y a pas vraiment de perspectives et certains se demandent si leur société sera encore en vie dans un mois. Certains ne dorment plus, certains sont en pleurs... Pour ceux qui peuvent travailler, les dirigeants ont à gérer des situations exceptionnelles comme le télétravail. Même les cadres intermédiaires sont démunis dans la gestion des équipes, ce qui génère du stress pour les équipes de terrain car il n'y a pas de message rassurant de confiance... On n'est pas forcément armé pour manager ça. Au 1e confinement, on a organisé le télétravail "à la va comme j'te pousse". Mais aujourd'hui, on ne sait pas si le télétravail est du temporaire de substitution ou si on l'instaure de façon pérenne dans les organisations. Auquel cas il y aura sans doute des "mises à jour de logiciel" à faire chez certains dirigeants ou cadres dirigeants. »

Un travailleur pas comme les autres

Le chercheur Olivier Torrès explicite en quoi le dirigeant d'entreprise n'est pas un travailleur comme les autres : « Il a une hyper implication en termes de temps de travail et d'ailleurs, il préfère même la surcharge de travail car c'est positif. Quand il est à l'arrêt, surtout forcé, c'est contre-nature. Cela crée des ruptures, des frustrations, peut-être des révoltes. A ça s'ajoute un investissement-risque lié à l'engagement patrimonial. C'est ce que notre étude a démontré après le 1e confinement : le risque de déposer le bilan a plus d'impact sur la santé mentale du dirigeant que le risque d'attraper la maladie. Il a un rapport existentialiste à son travail, et se voit que comme la somme de ses actes. Là, il perd le sens et l'envie ».

« Déposer le bilan, c'est un échec personnel, un projet de vie qui s'effondre, confirme Grégory Blanvillain. Et l'échec, c'est très français. Il faudrait réussir à supprimer ce tabou. »

Sentinelles

Un dispositif « de solidarité entrepreneuriale » a été mis en place après le premier confinement : le portail Rebond des entrepreneurs, dispositif d'écoute et de soutien des chefs d'entreprise, initié par la Direccte, la Région Occitanie, les 23 services de santé au travail et six associations régionales (l'observatoire Amarok, APESA, SOS Entrepreneur, RE-CREER, Second souffle et 60 000 Rebonds).

« L'objectif est de prendre en charge les dirigeants déclarés en difficulté par les sentinelles que peuvent être les tribunaux de commerce, les chambres de métiers, les CCI ou les experts-comptables, et éventuellement de les réorienter vers les psychologues spécialisés d'Amarok », explique Frédéric Bonnet, directeur adjoint de l'Aipals, service de santé au travail héraultais, qui a lancé en octobre l'enquête "Patrons, comment vous sentez-vous ?" auprès de 3.600 entreprises.

L'AIPALS annonce d'ailleurs que son service envisage d'étendre ses prestations de prévention à l'ensemble des dirigeants en leur proposant un réel suivi médical au travail : « Les dirigeant non-salariés sont les grands oubliés. Or une entreprise en bonne santé passe par la bonne santé du dirigeant, surtout dans les TPE où celui-ci est au four et au moulin. S'il tombe, c'est l'entreprise qui tombe », justifie Frédéric Bonnet.

« La faiblesse du dirigeant, toujours une maladie honteuse »

« La plate-forme d'écoute via un numéro vert, lancée en mars-avril, ne fonctionne pas vraiment pour un public de chefs d'entreprises car ils n'appellent pas, pointe toutefois Olivier Torrès. Je travaille sur la création d'un outil numérique qui permettrait de faire du dépistage automatique de la santé des dirigeants. »

Grégory Blanvillain reconnaît que la question est complexe : « Ce sont des sujets très pudiques et personnels, qui demandent un travail de longue haleine pour donner confiance aux entrepreneurs afin qu'ils osent aller frapper à une porte pour demander de l'aide... Mais nous avons pu observer de beaux exemples pendant le 1e confinement, où ce sont les salariés qui demandaient à leur patron comment ça allait. D'ailleurs, dans les TPE, les premiers qui peuvent se rendre compte que ça ne va pas, ce sont les salariés ».

« C'est là que les organisations patronales ont leur rôle à jouer, ajoute Samuel Hervé. Dans notre société, le chef d'entreprise n'a pas de faiblesse, qui est toujours une maladie honteuse... On peut plus naturellement échanger entre entrepreneurs ou à travers des groupes de travail, plutôt que sur un n° vert. »

Vigilance entrepreneuriale et "capital salutopreneurial"

Les entrepreneurs en difficulté sont vivement incités à se rapprocher des dispositifs de soutien ou de leurs syndicats (CPME, MEDEF, U2P, FFB, CAPEB...) afin de retrouver ce qu'Olivier Torrès appelle « les voies de la vigilance entrepreneuriale ».

Car les chefs d'entreprise doivent veiller à ne pas se démobiliser et préparer dès maintenant l'après-crise. Un redémarrage économique qui, selon l'Observatoire Amarok, est conditionné à deux notions-clés : la vigilance entrepreneuriale et la proactivité. La vigilance entrepreneuriale mesure la capacité d'un entrepreneur à saisir des opportunités, « un processus séquentiel où l'information d'abord, puis les idées se transforment enfin en opportunités », précise Olivier Torrès.

« L'entrepreneur n'est pas qu'un homme d'idées mais aussi d'action, ajoute-t-il. Avec le premier confinement, les dirigeants d'entreprises étaient très à l'affût d'informations mais avaient du mal à passer à des idées nouvelles et encore moins à l'action. J'ai parlé d'atrophie de la vigilance entrepreneuriale... Aujourd'hui, je les incite à se mettre davantage dans la faisabilité des idées, en mode créativité, à passer à la réflexion qui nourrira l'action. Le problème des patrons de PME, c'est qu'ils sont habituellement le nez dans le guidon. Là, ils ont le temps de se poser pour réfléchir... Il y a toujours des opportunités dans une crise. »

L'évaluation des opportunités, un antidote pour maintenir un bon état de santé ?  Le chercheur montpelliérain, qui a fait émerger la notion de "capital salutopreneurial" (mot-valise associant salutogène et entrepreneurial), rassemblant l'ensemble des traits psychologiques nécessaires à la qualité de dirigeant d'entreprise (optimisme, espoir, résilience, auto-efficacité, capacité d'être en cohérence avec ses valeurs) assure que « ce capital a augmenté durant la crise - à l'exception de l'optimisme - notamment la capacité d'adaptation qui est fondamentale mais qui est aussi bonne pour la santé car elle nourrit l'auto-efficacité ».

Cécile Chaigneau

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