Guerre en Ukraine : dans les Corbières, le désarroi du Château Saint-Louis, propriété d’un Russe

ENQUÊTE (2/2) – Le conflit géopolitique qui agite l’Europe et le monde entier n’en finit plus de créer des dégâts collatéraux. Dans les Corbières (Aude), le domaine viticole Château Saint-Louis est la propriété d’un viticulteur russe depuis 2012. Compte bancaire bloqué, exportations vers la Russie impossibles : le domaine, qui a perdu 70% de sa récolte à cause du gel d’avril 2021, est aujourd’hui menacé de redressement judiciaire s’il ne trouve pas un repreneur rapidement.
Cécile Chaigneau
Dans l'Aude, le Château Saint-Louis (110 ha dont 60 ha plantés) produit 3.500 hl (400.000 bouteilles) dont 20% sont vendus en Russie, dans les boutiques de son propriétaire, Boris Pakhunov.
Dans l'Aude, le Château Saint-Louis (110 ha dont 60 ha plantés) produit 3.500 hl (400.000 bouteilles) dont 20% sont vendus en Russie, dans les boutiques de son propriétaire, Boris Pakhunov. (Crédits : Château Saint-Louis)

Au téléphone, la voix de Jean-Luc Parret, gérant du Château Saint-Louis, est tendue. Le domaine viticole qu'il dirige, basé dans les Corbières (Aude), est la propriété d'un viticulteur russe, Boris Pakhunov, depuis 2012. La guerre menée en Ukraine par la Russie a placé l'exploitation viticole en périlleuse posture.

« Boris Pakhunov est un viticulture russe qui détient 300 ha de vignes dans le sud de la Russie, 3.000 ha de blé et une quarantaine de boutiques de vin, précise Jean-Luc Parret. Quand l'Union soviétique s'est écroulée, il a racheté ce domaine viticole russe, ainsi qu'un domaine en Bulgarie et deux domaines en France : le Château Saint-Martin-de-la Garrigue à Montagnac (Hérault, NDLR) qu'il a revendu, et le Château Saint-Louis. »

Aujourd'hui, le Château Saint-Louis (110 ha dont 60 ha plantés) emploie sept salariés, et produit 3.500 hl en année normale (400.000 bouteilles) dont 20% sont vendus en Russie dans les boutiques de son propriétaire.

« Désespéré »

« On est au centre d'un conflit géopolitique qui nous dépasse complètement, soupire Jean-Luc Parret. Si nous n'avions pas subi de dégâts en avril 2021, avec l'épisode de gel, nous aurions pu nous en sortir, mais cela nous a fait perdre 70% de la récolte... Le domaine était à l'équilibre, et en général, s'il y a un souci, c'est le propriétaire qui renfloue la trésorerie. Sauf que là, avec Swift bloqué pour les comptes russes (les Occidentaux ont exclu de nombreuses banques russes de la plateforme interbancaire Swift, rouage essentiel de la finance mondiale, NDLR), le propriétaire ne peut plus faire de transfert d'argent. Et il ne peut pas non plus acheter de vin pour ses boutiques. Un camion devait partir de chez nous à la mi-mars et il est bloqué ici. »

Jean-Luc Parret ajoute que « Boris Pakhunov, actuellement en Russie, ne fait pas partie de la liste des oligarques russes visés par les sanctions, il est lui-même victime de ce conflit géopolitique et se dit désespéré »...

« Quand Boris Pakhunov  a racheté le Château Saint-Louis, il y avait eu une enquête Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins, NDLR) qui avait donné son aval, ajoute le gérant. Aujourd'hui, il me dit souvent "pourquoi on m'a permis d'acheter si on ne voulait pas de moi ? "... Ce n'est pas lui qui est fautif. »

Les problèmes du domaine viticole audois avaient commencé en 2014, au moment où la Russie annexait la Crimée : « En 2014, il a commencé à y avoir des sanctions sur les entreprises à capitaux russes et même sur les particuliers de nationalité russe... Les banques ont clôturé les comptes du jour au lendemain et ça a été notre cas en 2017. Plus aucune banque ne voulait nous ouvrir un compte et nous sommes restés trois mois sans compte bancaire. Il a fallu faire valoir notre droit au compte auprès de la Banque de France qui a désigné une banque pour nous ouvrir un compte au moins pour encaisser et payer ».

Eviter la liquidation

Quelle issue pourraient trouver les problèmes du domaine viticole aujourd'hui ? Jean-Luc Parret souligne que les banques françaises ne constituent pas un recours possible, « parce qu'on appartient à un "méchant russe" »...  Alors il ne voit qu'une seule issue : « Trouver un acheteur rapidement sinon c'est le redressement judiciaire dans les deux ou trois mois. C'est le propriétaire qui m'a dit de vendre pour éviter la liquidation à tout prix, sauver le minimum. Si on avait été dans une année normale, on pourrait fonctionner de manière autonome mais nous n'avons que 30% de nos volumes habituels à mettre sur le marché... ».

Selon le gérant, pas de solidarité dans l'écosystème viticole, qui voyait déjà d'un œil peu enthousiaste la main mise russe...

« Les gros acteurs locaux, notamment des négociants, sentent qu'il y a potentiellement une opportunité à saisir avec une grosse décote, on a déjà pas mal d'appels pour des visites du domaine, observe Jean-Luc Parret. Si on réussit à vendre, se posera ensuite le problème de transfert des fonds en Russie, mais ils pourront être conservés chez le notaire en attendant que la situation évolue. »

Lire le 1er volet de cette série ici : L'inquiétude des vignerons du Languedoc-Roussillon qui exportent en Russie et en Ukraine.

Cécile Chaigneau

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