E-commerce : le blocage de l'open data fige l’innovation dans la bataille du dernier kilomètre à Montpellier

DOSSIER E-COMMERCE. Avec la montée en puissance du e-commerce, la problématique du "dernier kilomètre" revient en force sur l’échiquier de la logistique urbaine. L’expérimentation, qui devait être lancée début 2021 à Montpellier par deux entreprises (Synox, éditrice de plateformes et intégratrice de solutions IoT, et Services Ecusson Vert, logistique urbaine écologique), rencontre un verrou tenace : le blocage de l’accès aux datas des gestionnaires de colis.
Cécile Chaigneau
Une expérimentation sur la logistique du dernier kilomètre doit être menée par Synox et Services Ecusson Vert à Montpellier, avec l'objectif d'optimiser les tournées.
Une expérimentation sur la logistique du dernier kilomètre doit être menée par Synox et Services Ecusson Vert à Montpellier, avec l'objectif d'optimiser les tournées. (Crédits : DR)

Maîtriser le dernier maillon de la chaîne de logistique urbaine dans la livraison d'un colis chez le client final est un des défis les plus complexes à résoudre dans les centres-villes. Il s'agit en effet de concilier les impératifs économiques liés à l'inexorable essor du e-commerce avec les enjeux de pollution de l'air et de mise en œuvre des zones à faibles émissions (ZFE)... La logistique du "dernier kilomètre" est une question stratégique cruciale dont nombre d'acteurs veulent s'emparer.

Pour gagner cette bataille, l'une des réponses se trouvera dans le volet numérique du processus de livraison: notamment par l'exploitation des datas des gestionnaires de colis pour rendre plus performants les dispositifs connectés des logisticiens du dernier kilomètre. C'est ce que veulent expérimenter, à Montpellier, deux sociétés montpelliéraines: Services Ecusson Vert et Synox.

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La première, spécialisée dans la logistique urbaine écologique, emploie 62 salariés et livre chaque jour quelque 5.000 colis à destination de professionnels (40%) ou de particuliers (60%) en ne recourant qu'à des véhicules propres ou à faibles émissions (triporteurs, véhicules électriques et véhicules hybrides). La seconde entreprise est éditrice de plateformes et intégratrice de solutions IoT, et c'est elle qui gère les infrastructures connectées de la smart-city montpelliéraine (places de parking, compteurs d'eau, capteurs de CO2, stations météo, niveau d'eau, etc.).

Optimiser les tournées

Leur projet de R&D, retenu début 2021 dans le cadre de Translog, l'appel à projets de l'ADEME en faveur de la transition du secteur logistique, prévoit d'installer des capteurs sur les dépôts logistiques où sont stockés les colis avant la dernière livraison, et d'équiper les véhicules de Services Ecusson Vert de télématique embarquée.

Objectif : renseigner le logisticien du dernier kilomètre sur ce que les gestionnaires de colis prévoient de livrer (nombre et volume de colis), pour quelle destination, et dans quel délai, optimiser le parcours des tournées et éviter les ruptures de charge. En février 2021, alors que l'expérimentation était sur le point d'être lancée, Christophe Caset-Carricaburu, président-fondateur de Services Ecusson Vert (et fondateur du cluster We4LOG en Occitanie), expliquait la problématique à La Tribune :

« La volumétrie, c'est une donnée que l'on n'a que le matin même. En fonction, il nous faut diminuer ou augmenter la masse salariale. Il faut aller plus loin pour optimiser le chargement d'un véhicule. »

Le dispositif sur lequel travaillent Synox et Services Ecusson Vert est connecté à la plateforme gérée par Synox, témoignant notamment de la disponibilité et du taux de rotation sur les places de livraison de la ville grâce à des capteurs déployés sur environ 1.000 places.

« On ne demande pas de données sensibles »

Mais l'un des verrous de l'expérimentation réside chez les gestionnaires de colis, comme le rappelait Christophe Caset-Carricaburu il y a un an :

« Ils ont chacun leur propre logiciel et nous ne pouvons pas transporter leurs colis ensemble... Un logiciel d'optimisation permettrait de massifier et de mutualiser les datas de tous les donneurs d'ordres, et donc d'optimiser nos tournées. »

Or, aujourd'hui, près d'un an après l'annonce de l'expérimentation, c'est bien là que le bât blesse. Car si la plateforme est prête, les deux opérateurs auraient désormais besoin de faire tourner l'algorithme avec les données réelles des gestionnaires de colis. Lesquels font blocage sur l'accès à leurs datas.

« Contractuellement, je ne peux pas mélanger les colis UPS et Chronopost par exemple dans le même véhicule, même si mes deux véhicules sont à moitié vides,alors qu'ils l'autorisent dans les zones reculées, déplore Christophe Caset-Carricaburu. Ils refusent de nous donner accès à leurs datas pour des questions de concurrence, mais c'est un secret de polichinelle ! »

Et le patron de Services Ecusson Vert d'expliciter :

« Pour livrer, les transporteurs de colis sont obligés d'avoir ce qu'on appelle une lettre de voiture [contrat de transport de marchandises qui lie l'expéditeur, le commissionnaire de transport et le transporteur, Ndlr]. Ils la connaissent avant minuit la veille, donc on aimerait juste récupérer les données contenues dans la lettre de voiture. On ne demande pas les données sensibles. Ce dont on a besoin, c'est l'expéditeur, le destinataire, le nombre de colis et le poids, et aussi les engagements horaires de livraison. D'autant qu'aujourd'hui, tout est protégé par des blockchains, donc tout ça est sécurisé. »

Mais alors où se situe le blocage ?

« Au niveau local, les gestionnaires de colis seraient plutôt favorables car ils comprennent que cela permettra une massification et donc une meilleure maîtrise des coûts... mais ça bloque au niveau national(*). »

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Attentisme par crainte de perdre des marchés

Le dirigeant assure avoir activé tous les leviers mais avoir du mal à accéder aux centres de décision des gestionnaires de colis au-delà du niveau régional : « C'est silence radio ! », soupire le fondateur de Services Ecusson Vert.

Mais ces gestionnaires de colis ont-ils réellement intérêt à permettre cet accès à leurs données ?

« Ces datas permettraient d'alimenter notre algorithme, d'optimiser les livraisons optimisées, de diminuer le trafic, d'optimiser la masse salariale, énumère Christophe Caset-Carricaburu. La réglementation devient drastique, donc le prix augmente. Or il existe deux moyens de diminuer les coûts : les volumes et la mutualisation. »

Christophe Caset-Carricaburu souligne aussi la pression que mettent de plus en plus les collectivités locales, préoccupées par leurs obligations en matière de pollution de l'air et de ZFE : « Elles risquent d'imposer un dispositif de livraison du dernier kilomètre, ce qui, à terme, pourrait obliger les gestionnaires de colis à ouvrir leurs datas. Ils attendent qu'il y en ait un qui démarre, et quand ils verront que c'est sécurisé ou que les métropoles interdisent l'accès au centre-ville, ça bougera. »

Quant au CEO de Synox, Emmanuel Mouton, il analyse la situation en ces termes :

« Aujourd'hui, les acteurs historiques ne sont pas contraints et ne voient pas d'intérêt à donner leurs datas, y compris un intérêt financier, analyse de son côté. Au niveau local, les gestionnaires de colis sont au contact des collectivités et voient qu'ils risquent un jour d'être bloqués; mais, au niveau national, ils craignent de se faire disrupter et de perdre des marchés. Et ils imaginent aussi pourvoir prendre le marché du dernier kilomètre. Mais le secteur du transport en général n'est pas très au fait de l'innovation. Les gros acteurs laissent les entités locales travailler de manière autonome. Tout ça évolue lentement sur le tracking des véhicules ou le tracing du colis par exemple... On savait que l'accès aux datas serait un enjeu, maintenant, il faut que ça remonte dans les instances nationales. Les clusters de logistique et autres observatoires peuvent aussi pousser ces acteurs à ouvrir leurs données. Mais il n'y a que le levier législatif qui pourrait vraiment faire avancer les choses, donc il existe un lobbying en cours pour ouvrir l'accès aux données. »

Jumeaux numériques

En attendant, Services Ecusson Vert et Synox continuent de travailler sur cette expérimentation.

« Aujourd'hui, tous les véhicules de Services Ecusson Vert sont équipés, trackés, suivis: on regarde par où ils passent, mais le lien avec les colis et les tournées de livraison n'est pas fait, regrette Emmanuel Mouton. Les outils seront bientôt prêts, nous faisons des simulations avec des jumeaux numériques sur des poids, tailles et destinations de colis différents. »

Christophe Caset-Carricaburu travaille quant à lui « sur la question d'un deuxième hub de logistique pour massifier les colis avant de les livrer sur le centre-ville » :

« Le but c'est que, dans les six mois à un an, au moins un donneur d'ordres nous autorise l'accès à ses datas. »

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(*) Au moment où nous bouclons ce dossier e-commerce, nous n'avons pas réussi à joindre les gestionnaires de colis.

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