IA générative en santé : pourquoi le CHU de Montpellier est pionnier

SERIE Intelligence artificielle (3/3) - La médecine, comme tous les secteurs, s’empare des outils d’IA. Pour quels usages, quels progrès, quelles promesses et quelles avancées ? Au CHU de Montpellier, le Docteur David Morquin, infectiologue, est aussi spécialiste de la gestion des systèmes d’information dans le milieu hospitalier. Il a créé et co-pilote le centre de recherche ERIOS sur les outils numériques de santé au sein de l’établissement hospitalier, une structure unique en France qui interroge l’intégration de l’IA générative dans la sphère médicale, positionnant l’établissement montpelliérain comme pionnier. Interview.
Cécile Chaigneau
David Morquin, médecin hospitalier en maladies infectieuses, directeur médical en charge de la gouvernance des données et de la stratégie IA au pôle Transformation du CHU de Montpellier.
David Morquin, médecin hospitalier en maladies infectieuses, directeur médical en charge de la gouvernance des données et de la stratégie IA au pôle Transformation du CHU de Montpellier. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Comment avez-vous commencé à travailler sur les outils numériques et l'IA au sein du CHU de Montpellier ?

David MORQUIN, médecin hospitalier en maladies infectieuses, directeur médical en charge de la gouvernance des données et de la stratégie IA au pôle Transformation du CHU de Montpellier, et directeur de ERIOS - En 2012, le CHU de Montpellier a commencé à déployer le Dossier Patient Informatisé (DPI, ndlr) et ça a été pour moi la prise de conscience des conflits multiples entre une logique d'informatisation et des éléments de cœur de métier : comment confronter raisonnement médical et support informatique, comment conjuguer injonction de traçabilité, quantité d'informations et fluidité, gestion de l'imprévu, etc. J'ai créé la Délégation à l'usage du numérique pour faire le tampon entre la direction de l'hôpital et les médecins. Dans ce cadre, j'ai fait appel à l'Université de Montpellier pour évaluer les outils numériques dans l'établissement et j'ai fini par en faire un doctorat en sciences de gestion des systèmes d'information. Je suis infectiologue mais j'ai donc aussi cette deuxième casquette... Face à l'omni-dépendance de l'hôpital vis à vis de l'informatique, en 2021, nous avons répondu à un appel à manifestation d'intérêt « Santé numérique » de France 2030 (dans le cadre d'un consortium opéré par le CHU et l'Université de Montpellier avec l'éditeur en logiciels de santé Dedalus, NDLR) et nous avons obtenu un financement de 3,3 millions d'euros pour lancer ERIOS#1.

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Qu'est-ce qu'ERIOS et en quoi cette structure est-elle unique ?

Cette démarche est en effet innovante... ERIOS signifie Espace de Recherche et d'Intégration des Outils numériques en Santé. C'est un objet-frontière : pas un laboratoire mais pas non plus une DSI. C'est un centre de recherche qui fait de la R&D in situ sur le dossier numérique. Avec ERIOS, on cherche à aligner trois planètes : le monde des sciences, les utilisateurs en santé, et ceux qui apportent les technologies de l'information. La santé est un univers difficile à informatiser pour de multiples raisons, c'est plus facile quand on a des processus stables et peu diversifiés et qu'on n'est pas dans une bureaucratie professionnelle comme les hôpitaux. Les outils numériques en santé génèrent donc un usage laborieux et contraignant, et des données montrent que ce besoin de traçabilité et cette confrontation entre le métier et l'outil sont la première cause de burn-out chez les médecins aux Etats-Unis par exemple. Il y a donc des attentes sur comment diminuer la surcharge cognitive, diminuer le risque d'erreur, faciliter une compréhension partagée de la complexité, etc. J'ai rapidement été persuadé qu'il fallait faire de la co-construction « développeur-utilisateurs » avec une méthodologie. ERIOS a été complètement institutionnalisé avec un conseil de surveillance, un comité scientifique et éthique, une équipe ressource et un plateau au milieu de l'hôpital.

La méthode, c'est partir d'un besoin et appliquer les principes du co-design en impliquant tous les utilisateurs sur toutes les étapes.

Comment est composée l'équipe d'ERIOS#1 ?

L'équipe ERIOS#1, ce sont trois personnes de Dedalus, trois assistants de recherche orientés design, une ingénieure en sciences du langage, un médecin ayant un doctorat en machine-learning, un deuxième médecin expert en datascience, un ingénieur IA, une collaboration avec l'ISDM (Institut de science des données de Montpellier, NDLR). Soit une douzaine de personnes et 31 étudiants hors santé accueillis en 18 mois. La méthode, c'est partir d'un besoin et appliquer les principes du co-design en impliquant tous les utilisateurs sur toutes les étapes pour parvenir à un outil universel répondant au besoin.

Pouvez-vous évoquer le premier cas d'usage ?

Le premier cas d'usage a porté sur la prescription et le suivi de l'isolement thérapeutique en psychiatrie. Le parcours du patient hospitalisé sous contrainte en psychiatrie mobilise de très nombreux acteurs, à l'intérieur et à l'extérieur de l'établissement de santé, avec de nombreuses étapes très encadrées par la loi, des délais à respecter. Il s'agit d'une procédure très contraignante, et c'est une bonne chose, mais très lourde à gérer pour le personnel médical, qui fait qu'on s'inquiète plus des risques de procédures que des risques médicaux ! Or cela a concerné 76.000 personnes en 2022 en France. Nous avons donc passé le processus à la loupe, d'autant que la psychiatrie était le parent pauvre de l'informatisation. Aujourd'hui, l'outil ISOPSY est au point et dans l'attente d'une industrialisation par Dedalus pour une commercialisation probablement en juin 2025...

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Comment l'IA fait-elle son entrée dans ERIOS et sur quels types d'expérimentations ?

ERIOS ne faisait pas d'IA tant que l'IA générative n'était pas accessible facilement. Le machine-learning était auparavant utilisé pour apprendre de nos données principalement en imagerie mais avec très peu d'applications validées en pratique clinique. L'arrivée de l'IA générative, qui regroupe du deep-learning et du traitement du langage naturel, a permis de s'intéresser au maniement des textes médicaux. Tout l'enjeu de l'IA générative en santé est la capacité à itérer, tester, comprendre ce que ça fait sur le terrain. Donc ERIOS s'est très vite mis à faire de l'IA générative. On avait imaginé initialement travailler sur l'isolement thérapeutique, la gestion de l'antibiothérapie et la gestion de la douleur, et rapidement, on a introduit une expérimentation sur la reconnaissance conversationnelle par l'IA avec la société PraxySanté, une technologie particulièrement prometteuse. L'idée, c'est de faire une consultation et discuter sans prendre de notes sur un ordinateur. L'outil fait le transcrit puis le compte-rendu médical. Nous travaillons sur la génération automatisée de ces comptes-rendus médicaux et nous évaluons la pertinence des informations médicales collectées, le gain de temps, l'amélioration du suivi thérapeutique. Ce projet est en cours, et pourrait livrer des résultats dans six mois... Autre projet de traitement du langage en cours : un outil pour catégoriser les verbatim de patients, c'est-à-dire les commentaires des patients sur leur séjour hospitalier, ce qui est toujours très long à traiter, en sachant que nous avons une base de 27.000 commentaires... On cherche quelle technique d'ingénierie LLM (Large Langage Modèle, NDLR) utiliser pour que le résultat soit exploitable. Sur le traitement massif des textes, notre système d'IA a permis de trier chaque retour de patient selon 21 catégories - fluidité des parcours, accueil, admission, gestion administrative, délai de prise en charge, communication médicale, organisation de la sortie, suivi,... - aussi bien que des humains. Une publication sur ces performances est en cours.

Il existe dans notre entrepôt environ 60 millions de comptes-rendus médicaux pour presque 4 millions de patients avec des millions de résultats de biologie et d'imagerie médicale, des millions de lignes informatiques de prescriptions de médicaments.

Qu'est-ce que l'IA peut changer dans la communication médicale entre le médecin, son patient et son entourage ?

Nous avons créé l'agent conversationnel ERIOS Assistant hospitalier. Cela revient à mettre à disposition l'équivalent de ChatGPT pour le monde médical, pré-paramétré avec des usages définis. Il est capable de faire des documents personnalisés en n'importe quelle langue à destination des patients et des aidants. Comment ça marche ? Sur la base d'une courte note médicale prise par le médecin sous forme d'abréviations, l'outil peut d'abord dire si le patient est éligible à l'une des 1.500 études en cours au CHU, en précisant les arguments pour ou contre. Il est aussi capable d'informer des proches en s'adaptant à leur profil psychologique et à la langue qu'ils parlent. Il peut écrire un texte explicatif du problème et du geste médical à venir, compréhensible par le patient pour requérir son consentement. Il peut faire les lettres de liaison pour les médecins qui vont faire le suivi, mais aussi enrichir notre entrepôt de données de santé. Aujourd'hui, ça marche mais ce n'est pas encore déployé parce qu'on ne sait pas combien ça coûte, ni quels sont les niveaux de risque liés à l'usage. Maintenant, il faut donc évaluer si c'est pertinent et fiable, comment l'optimiser, etc. L'outil sera en test avec de vrais malades en septembre au CHU Montpellier, pour des situations où la supervision humaine est facile.

Globalement, comment définir la stratégie IA du CHU de Montpellier ?

La stratégie du CHU repose sur cinq axes. Le premier, c'est la capacité à exploiter massivement nos données en sachant qu'il existe dans notre entrepôt environ 60 millions de comptes-rendus médicaux pour presque 4 millions de patients avec des millions de résultats de biologie et d'imagerie médicale, des millions de lignes informatiques de prescriptions de médicaments. Pouvoir faire des analyses de corrélations entre toutes ces informations pourrait transformer en profondeur la recherche médicale... Aujourd'hui, on estime qu'on exploite moins de 20% des données de notre entrepôt de données de santé, uniquement les données déjà standardisées. Or avec les LLM, on peut automatiser l'exploitation des textes libres. Tous les hôpitaux universitaires commencent à envisager ces possibilités mais ce n'est pas leur ADN, ils n'ont pas les compétences ni les capacités d'investissement. Notre chance à Montpellier, car la direction (Anne Ferrer, NDLR) l'a bien comprise, c'est d'avoir capitalisé sur ERIOS et sur notre entrepôt de données de santé. Et nous allons avoir un cluster de calcul. Cela aura un impact sur le pilotage de l'hôpital, la gestion du flux des patients, et même sur le bilan financier du CHU. Son budget, c'est 1 milliard d'euros, sur lequel 800 millions d'euros de recettes qui sont fonction de notre capacité à justifier ce qu'on a fait sur chaque patient et donc de coder correctement les séjours des patients : si on optimise ces codages avec l'IA, on sera au plus juste de nos dépenses... Le deuxième axe stratégique, c'est l'amélioration de la capacité du traitement de l'information par les professionnels de santé dans le cadre des soins car tout le monde est épuisé par le temps passé à saisir ou produire des informations, et ça, c'est le Graal ! Là-dessus, la bombe potentielle, c'est la reconnaissance de la voix ou l'utilisation d'ERIOS Assistant hospitalier.

Restent trois axes stratégiques...

Le troisième, c'est notre capacité à évaluer les outils permettant de faire de la médecine prédictive et personnalisée, et nous avons d'ailleurs déposé un dossier pour être tiers-lieu d'expérimentation sur ces outils à base d'IA. Le quatrième, c'est l'amélioration de la productivité individuelle dans les activités non liées à la prise en charge des patients, comme l'écriture des projets, la gestion, l'enseignement recherche. Et le cinquième axe, c'est penser la triangulation et l'évolution du travail... Avec notamment ces questions : comment on gère cette technologie qui entraîne un sentiment de déclassement car le gens se sentent moins compétents que l'IA, comment on sélectionne les usages pertinents en sachant qu'aujourd'hui, les patients sont déjà très informés puisqu'ils passent déjà leurs résultats d'analyses sur ChatGPT ? Une autre vraie question, c'est comment obtenir des IA souveraines de confiance ? On n'aura des bénéfices en santé que si on est en capacité à faire des expérimentations et d'itérer en permanence. Sans oublier une question centrale : quel modèle économique de l'IA en santé ?

Les outils développés par ERIOS ont-ils vocation à rester au sein du CHU de Montpellier ou pourraient-ils être proposés à d'autres établissements ?

ERIOS ne fera jamais de commercialisation, le CHU les développant pour ses patients et pour publier. Mais Dedalus oui. En revanche, ce ne sera pas de suite car il y a encore plein d'interrogations sur la fiabilité, les usages, les coûts...

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Cécile Chaigneau

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