Paradoxe sur le marché mondial du bois : pénurie de matière première en amont, embellie de la demande en aval

DOSSIER MONDIALISATION - La crise sanitaire du Covid a été le déclencheur d’un vaste chamboulement du secteur du bois. Encore aujourd’hui, il se maintient en équilibre sur une étroite ligne de crête, dans un nouvel ordre mondial qui, également bouleversé par le conflit en Ukraine, a perdu ses repères … Exploitants, scieurs, négociants, constructeurs bois ou industriels du papier : en Occitanie, les acteurs de la filière bois évoquent un marché très demandeur mais une situation de pénurie sur l’approvisionnement, doublée d’une envolée des prix inédite. Ce paradoxe entre incertitudes sur l’amont et embellie sur l’aval est-il viable dans le temps ?
Cécile Chaigneau
La filière bois est confrontée à des enjeux inédits, écartelée entre pénurie de bois et marché demandeur, entre ressources forestières encore disponibles et manque de moyens pour les exploiter.
La filière bois est confrontée à des enjeux inédits, écartelée entre pénurie de bois et marché demandeur, entre ressources forestières encore disponibles et manque de moyens pour les exploiter. (Crédits : Fibois)

« L'embellie de l'après-Covid était impensable avant le Covid, commence Pierre Sanguinet, président régional Occitanie de la Fédération nationale du bois (FNB). Le secteur de la scierie a connu une demande sans précédent. »

Scieur dans les Hautes-Pyrénées, il dirige une scierie qui occupe deux sites (Argelès-Gazost et près de Tarbes) où travaillent 44 salariés. Il compte également une filiale d'exploitation forestière d'une vingtaine de personnes, avec laquelle il achète à l'ONF des lots du massif pyrénéen. L'entreprise exploite 60.000 m3 de bois par an et en transforme 50.000 m3 pour en faire du bois de charpente, de la caisserie et du coffrage pour le secteur du BTP. Aux postes d'avant-garde dans l'observation des évolutions de la filière, Pierre Sanguinet démonte quelques lieux communs...

« Certes il y a eu cette tendance des particuliers qui, pendant le confinement, se sont mis à bricoler leur maison et donc à consommer du bois, mais ce n'est pas tant ça qui a déséquilibré le marché que ce qui s'est passé aux Etats-Unis où, quand est arrivée la pseudo-reprise post-Covid, le plan de relance de Biden a boosté la construction, raconte-t-il. Or, les Etats-Unis ne sont plus autonomes en bois depuis longtemps. Leurs plus gros fournisseurs de bois de résineux européens sont l'Allemagne, la Finlande, la Suède, l'Autriche et la France. L'Allemagne est repartie plein feux là bas, avec des prix sans commune mesure avec ceux pratiqués en Europe. Et l'Europe s'est retrouvée orpheline des bois allemands et autrichiens. On est entrés dans une situation de pénurie et les scieurs français n'ont pas pu compenser, d'autant que les fournisseurs suédois et finlandais ont eux aussi dévié une partie de leur production vers les Etats-Unis. Les scieries françaises ont beaucoup prospéré car elles brassaient de gros volumes et le prix du bois, qui avait longtemps stagné, a beaucoup augmenté pour atteindre des niveaux confortables, mais il s'agissait plutôt d'un rattrapage. »

La Scierie Sanguinet parvient à faire face à la demande grâce à une politique du stock que son dirigeant a eu la prudence de cultiver : « J'avais 14 mois de stocks donc j'ai pu amortir les problèmes d'approvisionnement, que je commence à toucher du doigt depuis début 2022 ».

« Des prix hallucinants »

Stéphane André pilote les magasins Gedibois (filière négoce de matériaux bois de la galaxie Gedimat) d'Alès et Anduze dans le Gard, ainsi qu'une plateforme logistique à Cardet et le magasin Panodoc à Villeneuve-les-Béziers (Hérault). Soit quelque 85 salariés et 24 millions d'euros de chiffre d'affaires. Alors qu'il s'approvisionne en bois en France, en Europe de l'Est et en Asie, le dirigeant dit avoir observé les premiers effets de la pénurie après les premières vagues de Covid.

« Puis ça s'est détendu fin 2021, témoigne Stéphane André. En février 2022, avec le conflit en Ukraine, on est retourné dans le très dur : un manque de matières premières, une envolée des prix qu'on avait déjà connue en 2021, et des délais d'approvisionnement qui avaient quadruplé en 2021 et ont à nouveau augmenté... Par rapport à 2019, on a vu des prix augmenter de 35% et d'autres, comme les panneaux d'OSB, être multipliés par trois. On avait fait nos stocks mais sur les bois de terrasse par exemple, c'était la catastrophe... Heureusement, notre fidélité à nos fournisseurs nous a sauvés, et nous avons fait jouer la solidarité au sein du réseau des magasins Gedibois en France. »

Sylvain Fourel, fondateur et dirigeant de l'entreprise héraultaise Selvea, spécialisée dans la construction à ossature bois et la fabrication de tiny-houses, est aussi président de Fibois, la filière bois en Occitanie (107 adhérents). Il confirme : « La pénurie a commencé sur les panneaux d'OSB : ces dernières années, on avait eu des alertes donc on faisait des stocks, ce qui finit par alimenter la pénurie d'ailleurs... Puis ça a continué avec les bois massifs, les panneaux d'aggloméré, les bardages bois, les bois industriels, les fibres de bois, qui ont atteint des délais et des prix hallucinants : les prix des bois massifs ont été multipliés par deux, ceux des panneaux OSB par quatre à l'été 2021... En Europe, on avait payé nos bois quasiment au même prix pendant vingt ans, donc il y a un effet de rattrapage qui était justifié. Mais le marché n'en a pas eu assez et on a eu des délais parfois de 10 à 20 semaines à l'été et à l'automne 2021... Et on a observé un phénomène jamais vu : beaucoup d'industriels qui ont commencé à travailler pour les Etats-Unis ».

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Limiter la cadence des usines

Fibre Excellence, groupe industriel (650 salariés, 300 millions d'euros de chiffre d'affaires) qui produit de la pâte à papier pour de l'emballage, de l'impression ou des papiers absorbants, compte deux sites de production, à Saint-Gaudens (Haute-Garonne) et Tarascon-sur-Rhône (Bouches-du-Rhône). Quelque 500.000 à 550.000 tonnes de pâte à papier y sont produites chaque année, soit une valorisation moyenne annuelle de 2 à 2,5 millions de tonnes de bois (à 95% français, le reste espagnol).

« Nous sommes les derniers producteurs français de pâte à papier marchande, les autres ayant été intégrés, nous avons donc un rôle stratégique pour nos clients en France et en Europe, indique Thomas Pétreault, directeur Développement forêts bois pour Fibre Excellence. Nous travaillons avec un pool de 500 fournisseurs de bois et 300 entreprises de transport. Notre structuration d'approvisionnement a permis de maintenir le niveau stable mais c'était très tendu et à un moment, il a fallu limiter la cadence des usines, d'autant que les produits chimiques que nous utilisons sont eux aussi en tension... Quant aux prix, les rondins d'industrie ont augmenté de + 15% sur la qualité feuillu et de + 8% sur la qualité résineux entre le 1er trimestre 2021 et le 1er trimestre 2022. Et cette tendance haussière continue. »

Carnets de commande bien remplis

Les conséquences ne se sont pas fait attendre. Chez Selvea, Sylvain Fourel évoque « des carnets de commandes bien remplis mais des marges sur lesquelles on rogne car si on répercute l'augmentation des prix, le risque, c'est que les clients n'aient plus les moyens... Nous avons eu trois chantiers de maisons annulés et un chantier pour une collectivité des Pyrénées dont on a la commande mais pour lequel nous attendons les ordres de services ».

Aujourd'hui, Selvea, qui emploie 45 salariés, cherche des investisseurs, industriels et commerciaux : « Nous avons des marchés énormes devant nous, tant sur les tiny-houses que sur les constructions à ossature bois. Mais les prix continuent de grimper. Dans la région, deux investisseurs rénovent deux scieries, dans le Tarn et dans les Hautes-Pyrénées, ce qui va créer un appel d'air dans les besoins en bois et la filière se demande si on aura durablement la ressource d'ici vingt à trente ans ».

Pour le spécialiste du négoce du bois, Gedibois, une autre couche d'ennuis est venue s'ajouter quand le conflit en Ukraine a démarré.

« Beaucoup de contreplaqués bouleau sont fabriqués en Ukraine, en Russie et en Biélorussie et aujourd'hui, nous avons des commandes de janvier qui sont encore bloquées en Belgique car elles concernent des bois arrivant de ces pays et considérés comme des "bois de conflit" qui ne sont donc plus "commercialisables" en Europe... Grâce au PGE, nous avons pu faire des stocks mais aujourd'hui, on commence à le rembourser alors qu'il est toujours urgent d'avoir des stocks hauts donc de la trésorerie. »

« Réduire la voilure » ?

« Il y a une forte demande de bois sur pied et une surenchère sur les prix des lots de bois qui dépassent le raisonnable : les bois rouges, comme le douglas, ont doublé en un an et demi, les bois blancs ont pris 50 à 60%, constate aujourd'hui Pierre Sanguinet. Et c'est le nœud du problème car lorsqu'une scierie doit investir, c'est en imaginant une progression de volumes, or c'est plus difficile en sachant que l'approvisionnement est très mesuré et ne va pas progresser... Il faut jouer sur la valeur ajoutée du produit en allant plus loin dans la transformation du produit, comme le fait par exemple la Scierie UFV dans le Gard qui est devenue fabricant de BMR (bois massif reconstitué, NDLR) et de contrecollé, qui sont des produits tendance. Mais pour ça, il faut la source d'approvisionnement qui correspond... Il faut aussi automatiser le plus possible, d'autant qu'on a du mal à trouver des salariés. Cette politique nous éloigne des marchés de niche, c'est-à-dire l'offre de service locale comme répondre aux besoins des particuliers, car l'automatisation ne le permet pas. Ce qui laisse une place aux petites scieries qui, elles, ont un avenir radieux ! »

La sienne se classe parmi « les moyennes » : trop grande pour rétropédaler et se positionner comme une petite scierie artisanale, donc condamnée à investir. Si jusqu'à présent, il a réussi à répercuter la hausse des prix, Pierre Sanguinet assure qu'aujourd'hui, c'est fini : « Si le prix du bois sur pied continue de monter, on le prendra en pleine poire. Ma seule solution, ce serait de réduire la voilure, par exemple fermer un site, même si ce n'est pas ce qu'on souhaite ».

En attendant, il tente des alternatives : pour s'adapter à la pénurie de sapin, il propose à ses clients du secteur de la caisserie d'expérimenter de nouvelles essences, comme le hêtre.

Des ressources mais un manque de moyens

La filière bois française se heurte aujourd'hui à une autre difficulté : des ressources à exploiter sur le territoire mais un manque de moyens. Une situation que Thomas Pétreault qualifie d'inédite et qui constitue "le" défi majeur actuel.

« La ressource forestière gérée en France existe mais ce sont les moyens de gestion, de récolte et de transport qui font défaut, analyse-t-il. Il n'y a pas assez d'entreprises et d'hommes en forêt pour couper le bois. Notre propre filière de récolte forestière a ainsi de grosses difficultés à recruter du personnel depuis plus d'un an... Sur le maillon du transport, les tensions sont importantes également depuis la mi-2021 avec une accélération début 2022, en raison du coût du carburant qui affecte la rentabilité et les capacités des entreprises à investir ou les difficultés à recruter du personnel... Dans l'industrie papetière, toutes les usines ont des stocks (chiffres non communiqués pour Fibre Excellence car stratégiques, NDLR) mais ils ne sont pas au niveau optimal. Heureusement, les marchés sont aussi sur des tendances hautes ! Mais on est très vigilants au retournement de cycle qui mettrait en péril l'équilibre économique de nos industries. »

Comme beaucoup de secteurs, la filière bois doit donc interroger ses marqueurs d'attractivité métiers.

« Ce qui fait souffrir aujourd'hui, c'est le manque de main d'œuvre, et c'est plutôt nouveau, confirme Sylvain Fourel. Selvea cherche cinq personnes depuis le 20 mai... »

Pierre Sanguinet est pessimiste : « Nous allons vers une crise sans précédent ! Les métiers du bois sont difficiles et on ne trouve plus de candidats. Alors on recrute des gens qu'on forme en interne, avec l'école de bois de Luchon... Beaucoup d'entreprises vont mourir à cause de ça. Pourtant le bois a de l'avenir ! »

La ressource bois en Occitanie (chiffres Fibois)

  • 2,56 millions d'hectares de forêt (3e région forestière française)
  • 20% certifiés PEFC (label de gestion durable)
  • La forêt représente 36% du territoire régional (les plus gros spots : Lozère, Tarn, Aveyron, Gard, massif des Pyrénées)
  • 76% de forêts privées
  • 255 entreprises d'exploitation forestière
  • Récolte : 39% de l'accroissement naturel des forêts récoltés, 2,72 millions de m3 de bois en 2019, 5e région de France
  • Transformation : 115 scieries (en 2020), 473.800 m.3 de bois sciés, 7e région de France

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