Énergies renouvelables : « Aujourd’hui, on raccorde comme on n’a jamais raccordé » (Cédric Boissier, Enedis)

ENTRETIEN - Enedis, gestionnaire du réseau de distribution d’électricité, vit un véritable changement de paradigme, passant d'une gestion historiquement hyper centralisée des moyens de production énergétique à une infrastructure complexe ultra décentralisée avec l’avènement des énergies renouvelables. Ce qui impose une nouvelle électrification des territoires. Un défi industriel et humain, et un chantier d’environ 96 milliards d’euros d’ici à 2040 pour l’entreprise publique. La Tribune a interrogé Cédric Boissier, directeur national du projet accélération des énergies renouvelables chez Enedis, attendu demain mercredi 24 avril à Montpellier à l’invitation du pôle de compétitivité DERBI.
Cécile Chaigneau
Cédric Boissier, directeur national du projet accélération des énergies renouvelables chez Enedis.
Cédric Boissier, directeur national du projet accélération des énergies renouvelables chez Enedis. (Crédits : Enedis)

Cédric Boissier, directeur national du projet accélération des énergies renouvelables chez Enedis, est l'invité demain mercredi 24 avril du pôle de compétitivité DERBI, spécialisé dans les énergies renouvelables en Occitanie. Il prendra la parole sur l'actualité des énergies renouvelables aux côtés de Daniel Bour, président d'Enerplan, et de Jules Nyssen, président du SER. Le dirigeant a pris son poste le 1er février 2023, « un mois avant loi Accélération de la production des énergies renouvelables car nous avions identifié que 2023 serait une année décisive au plan réglementaire mais aussi du point de vue des projets », précise-t-il. La Tribune a pu échanger avec lui en amont de sa venue.

LA TRIBUNE - Transition énergétique, nouveaux usages, accélération des énergies renouvelables, objectifs de neutralité carbone... la période que nous traversons impose une nouvelle phase d'électrification des territoires, notamment pour soutenir l'arrivée massive des énergies renouvelables, avec le passage d'un modèle de production centralisée à une infrastructure de réseau complexe décentralisée. Peut-on parler de révolution et comment qualifier et quantifier ce vaste chantier, notamment en termes d'investissement sur le réseau de distribution d'électricité ?

CEDRIC BOISSIER - Je ne parlerais pas de révolution mais plutôt de rupture en termes de raccordements et d'investissements. Hors compteurs Linky, nous investissons entre trois et quatre milliards d'euros par an : Marianne Laigneau (présidente d'Enedis, NDLR) a annoncé 96 milliards d'euros d'investissements entre 2022 et 2040, au rythme de cinq milliards d'euros par an. Sur les 96 milliards d'euros, un peu plus de 11 seront dédiés au raccordement des énergies renouvelables, soit 800 millions d'euros par an, un niveau inédit.

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La loi du 10 mars 2023, relative à l'accélération de la production des énergies renouvelables (APER), prévoit un processus de planification de zones d'accélération des énergies renouvelables. Les maires ont jusqu'au 31 mars pour rendre leur copie, et déjà près de 6.500 communes ont défini quelque 320.000 zones d'accélération. Quels échos avez-vous au niveau d'Enedis ?

En réalité, Enedis contribue à la définition de ces zones. Car cela impose que les 36.000 maires s'approprient le sujet et donc disposent des éléments nécessaires pour faire leur choix. Enedis est l'opérateur le mieux placé pour travailler avec eux. Au niveau national, nous avons travaillé avec le ministère pour élaborer une plateforme d'aide à la décision avec nos données réseaux et des applications, par exemple celle qui permet de faire un bilan de territoire. Et au niveau local, nous avons mobilisé nos agents pour aller à la rencontre des élus, faire de la pédagogie sur la loi, leur présenter nos outils et les contraintes réseaux. Ce n'est pas un exercice simple mais il y a une vraie volonté d'avancer.

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La loi prévoit aussi d'accélérer la couverture des bâtiments tertiaires et des parkings, et le décret définissant les conditions de mise en place des installations agrivoltaïques vient de paraître. On est là à la fois en zones urbaines et en zones rurales, cela représente de nouveaux défis de raccordement pour Enedis ?

Logiquement, le plus simple pour nous, c'est quand la production d'énergies renouvelables se fait là où il y a déjà beaucoup de réseau, donc pour la solarisation des parkings par exemple, cela nous inquiète moins. Mais ce flux de solarisation n'est pas encore très fort. Ce qui se développe fortement en revanche, c'est la solarisation des hangars agricoles... 90% des énergies renouvelables, en solaire ou éolien terrestre, sont raccordés aux réseaux de distribution. Si on se trouve dans une zone disposant de peu de réseau, il faut construire des infrastructures, et il va falloir en construire beaucoup, d'où la forte hausse des investissements évoquée.

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Justement, les enjeux de raccordement des énergies renouvelables sont immenses. La France compte à ce jour 842.000 sites de production d'énergie renouvelables, on approche du million. Quels sont vos objectifs concernant les délais de raccordement, que la loi APER a réduit à un mois pour les particuliers, 12 mois pour les installations moyennes ?

Aujourd'hui, on raccorde comme on n'a jamais raccordé : on raccordait 2 GW/an en 2019, on est monté à 3,8 GW en 2022 et à 4,2 GW en 2023, il est probable qu'on atteigne les 5 GW en 2024, et l'ambition politique telle qu'elle a été définie implique la nécessité de raccorder chaque année 5 à 6 GW d'ici à 2050. On était à 50.000 producteurs raccordés par an en 2021, 100.000 en 2022, 200.000 en 2023, et nous prévoyons d'être à 300.000 en 2024. Ce sont beaucoup de petits producteurs, moins des éoliennes. C'est une rupture pour Enedis car potentiellement, nous aurons 1 million de producteurs supplémentaires tous les trois ou quatre ans... Concernant les délais, pour les particuliers, c'est parti très fort : nous avons doublé les raccordements entre 2022 et 2023 et le début 2023 a été compliqué, nous sommes montés à des délais de 39 jours. Nous avons mis en place des task-forces et aujourd'hui, nous sommes à 26 jours. Sur les installations moyennes, la loi dit un an pour réaliser les travaux, sauf exceptions de situations complexes, et aujourd'hui, nous sommes à 310 jours en moyenne. Il faut maintenant tenir ces délais dans la durée.

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Sur les territoires qui produisent beaucoup d'énergies renouvelables, comme en Occitanie, les délais de raccordement sont-ils plus longs ?

Plusieurs facteurs  peuvent expliquer que certaines régions s'adaptent plus ou moins vite à cette augmentation de charge. D'abord le tissu industriel de prestataires auquel on fait appel, qui n'est pas le même dans toutes les régions et parfois, il faut le faire monter en puissance. C'est le cas par exemple des Hautes-Alpes... Par ailleurs, la demande de raccordement est variable d'une région à l'autre et dans le temps : par exemple, la demande a été forte dans le Nord-Pas-de-Calais à une époque avec la poussée de l'éolien et aujourd'hui, elle est moins concernée par le photovoltaïque donc la poussée est moindre. En revanche, les régions comme l'Occitanie ou la côte atlantique au sud de Nantes, qui comptent à la fois du solaire et de l'éolien, ont une demande très forte. On ne peut pas passer ce cap sans moyens supplémentaires, à commencer par des moyens financiers et le tissu industriel sur lequel on s'appuie, mais aussi des ressources internes. Nous allons recruter sur les trois prochaines années plus de 10.000 collaborateurs, et c'était déjà 3.000 recrutements en 2023 en CDI ou en alternance, avec un temps d'accompagnement et de montée en compétences.

Le défi industriel est en effet directement corrélé au défi humain et donc aux compétences. Comment l'entreprise Enedis agit-elle pour s'assurer des compétences de demain ?

La filière électrique aurait besoin de recruter environ 9.000 électriciens chaque année et aujourd'hui, il en sort à peu près 9.000 des écoles chaque année alors qu'on a aussi besoin d'électriciens dans d'autres filières. Il y a donc potentiellement un embouteillage... Enedis a pris la tête d'une initiative, il y a un peu plus de deux ans, baptisée "les écoles des réseaux de la transition énergétique". L'objectif est de renforcer les viviers en étant plus ouverts sur des profils qu'on n'allait pas chercher habituellement, et de renforcer les formations autour de l'électricité dès le collège et le lycée. Nous allons travailler avec l'Education nationale pour créer des "classes colorées" - 30% des contenus sont spécialisés sur les compétences autour de l'électricité et des réseaux, et des entreprises s'engagent à prendre des stagiaires - afin de renforcer les viviers dès le départ. Aujourd'hui, cela représente une cinquantaine de classes. Enfin, il faut travailler sur l'attractivité car il faut aller chercher des profils autour des télécoms, de la données, etc.

Comment l'innovation intervient-elle dans cette accélération des raccordements ?

Nous avons besoin, pour réussir cette transformation, d'activer un ensemble de leviers : être plus efficaces dans nos processus, recruter de nouvelles ressources, avoir un tissu industriel, et en effet aller chercher de l'innovation. Il y en a une, récente, qui était une attente forte des producteurs : auparavant, nous raccordions en cuivre, et nous avons validé une nouvelle technologie de câble aluminium aux propriétés équivalentes, moins cher, qui évite les tensions d'approvisionnement sur le cuivre et qui permet donc de raccorder plus vite. Cette innovation, vers laquelle on bascule petit à petit, est entrée en service en juillet 2023... Autre innovation : l'intelligence artificielle. J'étais, avant ce poste, directeur régional Enedis en région PACA, et un laboratoire d'IA de Marseille travaillait notamment sur l'utilisation de l'IA pour améliorer la performance opérationnelle des équipes, ce qui nous permet de dégager davantage de ressources pour des travaux de raccordement. Enfin, autre élément essentiel pour réussir le raccordement de 5 à 6 GW par an dans la durée : les postes-sources express. Les postes-sources sont au cœur du système électrique puisqu'ils font le lien entre le réseau de transport de RTE et le réseau de distribution d'Enedis, et ils sont fondamentaux pour le raccordement des ENR. Du fait de la croissance des ENR, nous allons passer de quelques unités par an, à raison de 5 à 10 millions d'euros par ouvrage, à plus de dix chaque année. Pour les construire, il faut compter environ cinq ans, dont trois liés à la concertation et à la procédure administrative. Aujourd'hui, il faut qu'ils arrivent plus vite, donc nous travaillons avec les services de l'Etat pour simplifier les procédures administratives avec l'idée de gagner environ neuf mois. L'autre levier, ce sont donc les postes-sources express, qui sont standardisés et préfabriqués en usine. Sur la centaine de postes-sources à faire d'ici la fin de la décennie, plus d'un tiers seront des postes-sources express. Ce type d'ouvrage est plutôt adapté aux zones rurales là où on trouve des énergies renouvelables, car en zones urbaines, c'est plus complexe.

L'Occitanie, terre des énergies renouvelables s'il en est, présente-t-elle une spécificité notable par rapport à d'autres régions de France ?

Il existe en Occitanie un écosystème de producteurs d'énergies renouvelables très fort. Et c'est un territoire qui cumule l'éolien terrestre, le photovoltaïque et demain l'éolien en mer. Chez Enedis, nous avons confié aux équipes de l'Occitanie l'expertise de la gestion des dispositifs d''autoconsommation collective, encore limitée en nombre et sur des petits volumes, une vingtaine de MW au total, mais plutôt en expansion. L'autoconsommation individuelle, quant à elle, progresse très fortement et on voit aussi de plus en plus d'entreprises s'y mettre.

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Les énergies renouvelables en chiffres chez Enedis

  • L'électricité représente 25% de la consommation finale d'énergie en 2023 et devrait représenter 55% en 2050
  • 90% des ENR sont raccordées au réseau de distribution
  • 2/3 des ENR sont produites dans des communes de moins de 2.000 habitants
  • 4,2 GW d'ENR raccordés en 2023 : 3,1 GW de solaire, 200.000 nouvelles installations ENR, 842.000 producteurs ENR (dont 437 000 installations en autoconsommation individuelle et 305 opérations d'autoconsommation collective)
  • Objectif 2030 : 4 à 5 GW d'ENR raccordés par an, soit 1 à 2 millions de nouvelles installations
  • 96 milliards d'euros d'investissement sur le réseau de distribution de l'électricité d'ici à 2040 dont 10 milliards pour le raccordement des ENR.

Cécile Chaigneau

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