Le cri du cœur de l'éditrice Marion Mazauric : "Pitié, ne fermez pas les librairies ! "

L’atypique et emblématique éditrice gardoise Marion Mazauric, fondatrice il y a 20 ans, des Éditions Au Diable Vauvert, s’insurge. La fermeture des librairies est pour elle un sacrilège annonciateur d'une catastrophe pour la chaîne du livre. Entretien.
Cécile Chaigneau
Marion Mazauric, fondatrice et dirigeante des Editions Au Diable Vauvert, dans le Gard.
Marion Mazauric, fondatrice et dirigeante des Editions Au Diable Vauvert, dans le Gard. (Crédits : DR)

La fermeture des commerces de proximité, dont les librairies, a fait l'objet d'une levée de boucliers en raison d'une inégalité de traitement vis-à-vis des grandes surfaces, ce qui a entraîné la fermeture des rayons livres en grande distribution. Comment réagissez-vous ?

Marion Mazauric : « Ce qu'on voit très bien, c'est que le pays souffre de la grande distribution, dont on est d'ailleurs aussi en train de faire le bilan écologique, en particulier Amazon qui est de la grande distribution en ligne, où les gens sont surexploités, dans un modèle qui n'apporte aucune valeur ajoutée de conseil ou d'intelligence. Les GAFA menacent la planète et le bien-vivre ensemble. Plus on casse l'autonomie d'un pays et ses petits commerces, plus on va dans un système inhumain et injuste ! Le débat qui s'enflamme devient stupide... Voltaire doit rigoler dans sa tombe ! Et on le voit moins depuis les grandes métropoles, mais il existe une injustice territoriale terrible. On parle du retour d'un mouvement insurrectionnel ressemblant à celui des gilets jaunes. Mais évidemment ! On semble découvrir que la vie des Français dépend des majors. Certains ont donné l'alerte depuis longtemps. On ouvre les yeux sur le fait qu'on est dans un pays très inégalitaire, notamment pour les jeunes. On découvre que seulement 10 % des foyers français représentent 50 % du marché de la culture... »

Que souhaiteriez-vous ?

M. M. : « Je n'arrive pas à croire que les librairies resteront fermées... D'autant qu'il y a une particularité dans ces commerces : ce n'est pas la cohue, on y est habitué à une forme de lenteur, de tranquillité. Les librairies ont tout de suite adopté les gestes barrière, on n'a jamais pas enregistré de cluster ! Si on ne les ouvre pas avant Noël, on ne peut pas confier le chiffre d'affaires à Amazon, c'est une question de société... Ce n'est pas parce que la librairie est plus importante que les autres commerces qu'il faut la rouvrir. Il faut réexpliquer pourquoi la librairie est un commerce régulé et protégé, qui ne dégage pas de marges importantes : chez les éditeurs, quelques livres seulement financent des fonds qui ne sont pas rentables, notamment chez les indépendants, c'est un système de mutualisation économique. L'équilibre économique est donc difficile à atteindre. C'est pourquoi il existe en France une régulation du système du livre, admirée du monde entier : un prix du livre unique et défini par l'éditeur, la TVA à 5,5 % et des lois sur la régulation sur les retours. C'est notamment ce qui fait qu'on a une France qui lit, bien qu'on soit montés à 30 % qui ne lisent plus contre 15 % il y a peu... La chaîne du livre est solidairement liée. »

Et donc fermer les librairies, c'est enrayer cette chaine...

M. M. : « Oui... Fermer les librairies, c'est vraiment mettre en danger de vie des libraires, des auteurs, dont certains sont dans des situations très précaires, des éditeurs à tous les niveaux. C'est donc un commerce important. C'est la notion d'essentiel qui n'est pas juste. Pitié, ne fermez pas les librairies ! C'est une question de survie de la nation dans son intégrité. Le livre est nécessaire à tout le monde... On ne peut pas interdire le livre en France, surtout à un moment où on a besoin de réfléchir ! C'est considérer que le livre n'est pas un outil pour apprendre alors qu'un magasin de motos reste ouvert ! On dit que nous traversons une période difficile pour la santé psychologique des gens qui sont beaucoup dans la peur. On a besoin de livres pour s'échapper, pour réfléchir et pour répondre à des questions. »

Quel rôle jouent les librairies dans la chaîne du livre ?

M. M. : « Par exemple, le Diable a sorti un premier roman de Fabrice Capizzano, La fille du chasse-neige, qui s'est déjà vendu à 4 000 exemplaires et en est à sa 2e impression, alors qu'il n'a pas été retenu dans les prix littéraires. Mais il a été un coup de cœur de la rentrée des libraires. Le Diable sans les libraires, on est mort ! Ce type de livres, qui ne sont pas dans le viseur des cercles parisiens qui font l'actualité littéraire, ne se vendent pas sans les libraires ! »

Le livre numérique est-il venu à la rescousse des éditeurs ?

M. M. : « Oui mais au Diable, nous étions déjà très "numérique" et depuis longtemps. Nos ventes numériques ont bondi de 20 % seulement car elles étaient déjà hautes. Dès le 5e jour du confinement, nous avons mis 30 livres numérique à disposition et enregistré 60 000 téléchargements ! Quand on a déconfiné, les ventes ont ensuite été formidables : sur notre fonds, elles ont augmenté de 20 %. »

Comment les Éditions Au Diable Vauvert (5 salariés, un chiffre d'affaires 2019 de 1,5 M€) traversent-elles cette tempête ?

M. M. : « Heureusement, nous avions fait une bonne année en 2019. Nous avons sollicité le chômage partiel pour un mois à mi-temps durant le 1e confinement, et nous serons 3 à mi-temps en novembre. Nous avons emprunté l'équivalent de 3 mois de chiffre d'affaires. Nous n'avions pas de dettes, ce qui fait qu'on a un niveau d'endettement supportable. Mais nous avons réduit nos dépenses, et heureusement, nous avons eu quelques beaux succès, donc on résiste bien. Mais je pense à tous ceux qui vont mal... »

Cécile Chaigneau

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Commentaire 1
à écrit le 05/11/2020 à 9:16
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Non c'est pas que le cœur qui exige que les librairies restent ouvertes, mais le cerveau.

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