Pourquoi l’innovation sociale s’érige en outil de la transition juste

La nécessaire convergence des luttes sociales et environnementales pour une transition juste. C’est ce dont ont débattu les participants aux Rencontres internationales de l’innovation sociale, qui se déroulaient le 28 novembre à Montpellier, à l’initiative de l’Union régionale des Scop (URSCOP). Face aux enjeux actuels de transition, l’innovation sociale revendique son rôle modèle et de locomotive en raison de sa capacité à allier efficacité économique, équité sociale et durabilité environnementale.
Cécile Chaigneau
Les Rencontres internationales de l'innovation sociale (RIIS), qui se tenait le 28 novembre 2023 à Montpellier, avaient invité (de gauche à droite) Marek Hudon (professeur d'économie à la Solvay Brussels School of Economics and Management), Andrea Casamenti (chargé de mission Transition juste chez Solidar), Bastien Sibille (président de Mobicoop) et Denis Stokkink (économiste belge et président du think & do tank européen Pour la Solidarité).
Les Rencontres internationales de l'innovation sociale (RIIS), qui se tenait le 28 novembre 2023 à Montpellier, avaient invité (de gauche à droite) Marek Hudon (professeur d'économie à la Solvay Brussels School of Economics and Management), Andrea Casamenti (chargé de mission Transition juste chez Solidar), Bastien Sibille (président de Mobicoop) et Denis Stokkink (économiste belge et président du think & do tank européen Pour la Solidarité). (Crédits : Cécile Chaigneau)

Le mois de l'économie sociale et solidaire (ESS) se termine. La 6e édition des Rencontres internationales de l'innovation sociale (RIIS), qui se tenait le 28 novembre 2023 à Montpellier et qui invite des acteurs de l'innovation sociale (universitaires, entrepreneurs, institutions,...) à réfléchir et échanger sur les clés de la transformation des entreprises et des territoires, était placée sous le signe de la transition juste.

« La transition juste est un enjeu de solidarité : on ne peut pas définir un futur environnemental positif sur le dos des populations les plus pauvres, sans tenir compte du fait qu'1% de la population émet 65% des gaz à effet de serre, lance en guise d'introduction Denis Stokkink, économiste belge et président du think & do tank européen Pour la Solidarité, créé en 2022. L'économie sociale a un rôle important à jouer. Or dans le green-deal de la commission européenne, il n'y a pas un mot sur l'ESS ! Il y a encore du travail... »

L'urgence environnementale et sociale est là, « mais l'enjeu est que tout le monde puisse monter à bord, même les plus démuni·e·s, sans que leur billet d'embarquement soit plus cher que celui des autres passagèr·e·s », souligne dans son introduction l'étude « Transition juste, introduction à un concept de solidarité », que vient de dévoiler le think tank Pour la solidarité, en collaboration avec Alter'Lab Occitanie, premier think tank consacré à l'innovation sociale lancé en mai dernier par l'URSCOP Occitanie Méditerranée.

« Le dérèglement climatique s'accentue et compromet de plus en plus nos perspectives d'un avenir durable sur la planète, rappelle l'étude. Les inégalités sociales et environnementales se creusent et mettent en danger notre volonté d'un avenir juste. Et ces deux phénomènes sont liés et s'amplifient mutuellement. Alors il semble propice de lutter contre les deux en même temps, de faire de la lutte sociale et de la lutte environnementale les deux bras de la transition juste. »

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La question de la cohérence des politiques publiques

Pour les acteurs de l'innovation sociale rassemblés à Montpellier, l'ESS a indéniablement un rôle important à jouer dans cette transition juste car ses enjeux sont similaires.

« Le concept de transition juste, c'est un projet social pour que les efforts environnementaux ne se fassent pas au prix de la justice sociale, définit Marek Hudon, professeur d'économie à la Solvay Brussels School of Economics and Management, spécialiste de la finance durable, de l'innovation sociale, de la résilience économique et de l'éthique professionnelle. Or aujourd'hui, on fait le constat dans beaucoup de pays européens : la transition est injuste. Les personnes les plus pauvres émettent beaucoup moins de gaz à effet de serre alors que l'impact est inverse : les premières population affectées par le réchauffement climatique et les risques environnementaux sont les plus fragiles et les plus précarisées... L'ESS semble être l'outil de référence pour amplifier les efforts de la transition juste parce qu'elle limite l'impact environnemental et social, parce que sa gouvernance participative est davantage porteuse de changements sociétaux et plus pérenne, parce que l'ESS a un ancrage territorial fort et nécessaire face aux enjeux de la mondialisation, et parce qu'elle est souvent moteur d'innovation sociale. »

Mais le professeur met en garde : « Tout ça n'est pas aussi évident. Car ce n'est pas parce qu'on a une finalité sociale qu'on est d'office impliqué dans une transition juste. On voit beaucoup d'actions sociales ne prennent pas suffisamment en compte la dimension environnementale, et inversement beaucoup de politiques environnementales ne prennent pas toujours en compte les enjeux et impacts sociaux... Ce qui pose la question de la cohérence des politiques publiques qui soutiennent l'innovation sociale et l'ESS, et en même temps, tout ce qui rend l'activité de l'ESS tellement compliqué ! En Europe, on observe souvent un engouement au début, puis on est rapidement coincé en raison de la présence d'acteurs traditionnels qui continuent d'être subventionnés et plus compétitifs... ».

Les défis de la transition juste en Afrique

Andrea Casamenti est chargé de mission Transition juste chez Solidar, réseau européen d'organisations de la société civile travaillant pour faire avancer la justice sociale en Europe. La transition juste est un concept qui lui est familier et il invite à en finir avec le travail en silo si l'on veut changer de paradigme : « C'est une opportunité pour faire avancer justice sociale et actions climatiques afin de faire émerger un nouveau modèle de société. Car la transition juste est un changement systémique qui doit réunir toutes les organisations, mais aussi des think tank et des partis politiques au niveau européen. La France n'est pas le premier pays en matière d'actions pour la transition juste, le pays pionnier en Europe étant l'Espagne... ».

Cette volonté de tendre vers une transition juste essaime au-delà des frontières européennes. En Afrique, les enjeux sont immenses et les défis encore plus...

« L'Afrique est un continent jeune, où les moins de 35 ans représentent les 2/3 de la population du continent, plus de 60% de la population a moins de 25 ans en Afrique du Nord, et le continent souffre d'un chômage massif, rappelle Imen Ouardani, ancienne vice-maire de Sousse (Tunisie) et experte technique auprès de la GIZ, agence allemande de coopération internationale pour le développement en Tunisie. Pourtant l'Afrique est riche en ressources naturelles mais elles sont exportées massivement tout en contribuant faiblement à l'économie africaine... Les acteurs africains de l'ESS se mobilisent de plus en plus. Malheureusement, les pays font face à plusieurs obstacles : l'instabilité politique, le manque de visibilité, la méconnaissance de l'ESS, de son environnement et de ses valeurs, mais aussi des lacunes législatives et un manque de structuration. (...) L'économie informelle en Afrique occupe une place centrale et constitue des modes de vie et de survie pour une majorité de la population qui est marginalisée, n'a pas accès à la protection sociale et vit dans la précarité. D'où l'importance de transformer ce secteur en économie formelle. Une autre complexité du continent est de mesurer l'impact de l'ESS par manque de normes et d'indicateurs clairs. »

Non soumises aux exigences de lucrativité du capital

Le poing levé en faveur de la transition juste, c'est Bastien Sibille, instigateur de l'appel « un milliard pour la transition juste » et président de Mobicoop, qui l'affiche avec une ferveur toute militante. Celui qui est aussi le président des Licoornes (rassemblement de neuf sociétés coopératives d'intérêt collectif dont le but est de construire un nouveau modèle économique soutenable, durable, démocratique et ouvert) a lancé cet appel citoyen dans le but de briser le plafond de verre du financement qui limite la capacité de développement des solutions portées par les entreprises de l'ESS. Il invite ainsi entrepreneurs et citoyens à constituer « un réseau de personnes capables de peser sur les instances des financeurs » et ayant pour mission de concevoir ce fonds citoyen capable d'attirer un milliard d'euros.

L'entrepreneur ne se cache pas derrière son petit doigt et assume : la crise écologique est une crise du capitalisme et la transition juste passera par la décroissance.

« Nous, sociétés occidentales, sommes à un moment compliqué lié à la crise écologique, une charnière qui va compter pour les années à venir et qui nous implique tous, déclare-t-il lors des Rencontres internationales de l'innovation sociale. Jamais notre secteur n'a été aussi en phase avec la transformation sociale qu'il doit mener car la crise écologique nous demande de réinterroger le principe de croissance : il faut décroître ! Or nos organisations de l'ESS sont une réponse au capitalisme car elles ne sont pas soumises aux exigences de lucrativité du capital et peuvent envisager la décroissance. Notre dimension démocratique apporte un pouvoir d'agir aux individus qui veulent transformer la société et c'est ce dont on a besoin... Parce que nous sommes la bonne réponse, nous sommes au centre de l'attention des organisations économiques qui continuent de détruire la planète. Et attention, derrière le Mouvement Impact France (fruit de la fusion du Mouvement des entrepreneurs sociaux et du réseau Tech for Good France, NDLR), il y a la question des sociétés à mission : les politiques de communication qui visent à faire croire qu'elles vont faire la transition sans changer leur modèle est un mensonge ! Ce floutage de ligne est un danger pour nous car ces acteurs sont plus audibles que nous et la force de notre voix s'amoindrit ! »

Lire aussi« L'économie sociale et solidaire manque de lobbying » (Denis Philippe, Cress Sud)

L'exemplarité de l'ESS

Dans le cadre du Mois de l'économie sociale et solidaire, la 4e Conférence régionale de l'ESS s'est tenue le 9 novembre dernier à Narbonne, réunissant l'ensemble des acteurs régionaux du secteur. En Occitanie, l'ESS représente plus de 231.000 salariés répartis dans 21.400 établissements employeurs (3e région française), soit près de 12% de l'emploi salarié total (4e région française) et 15% de l'emploi salarié privé.

Delphine Vallade, maître de conférences à l'Université Paul Valéry Montpellier 3, était le grand témoin de cette conférence. Sur les enjeux de transition, elle souligne que « le volet qualitatif de l'ESS est intéressant dans le contexte de crises multidimensionnelles et cumulatives entre elles que l'on traverse : elle compte des projets dans les mobilités, l'agriculture et l'alimentation, l'éducation populaire, le tourisme solidaire, etc. qui permettent d'organiser une certaine résilience de l'économie régionale et construisent une transition juste visant à concilier lutte contre le dérèglement climatique et réduction des inégalités sociales ». Outre les dix ans de la loi ESS (2014), elle souligne une évolution importante : « L'ESS est reconnue à toutes les échelles de territoire : locale, régionale, nationale, européenne et même l'ONU qui a adopté une résolution en avril dernier proposant que l'ESS soit reconnue comme capable de territorialiser les 17 ODD ! ».

« Une économie que les collectivités doivent soutenir »

« Dans cette période de crises multiples qui obligent les collectivités à accompagner les transitions, notamment écologiques, l'ESS est porteuse d'un modèle plus vertueux d'une économie ancrée sur les territoires et que les collectivités doivent soutenir, ajoutait Isabelle Hardy, représentante du Réseau des collectivités Territoriales pour une Économie Solidaire (RTES, instance d'échanges, de valorisation des initiatives des territoires et de représentation auprès des institutions nationales et européennes). Il faut gagner la bataille des idées contre cette forme de fatalisme sur l'entreprise capitaliste qui serait la seule efficace. L'ESS ne doit pas être une économie à la marge... C'est une réponse aux besoins des territoires qui prône la mutualisation des moyens, les circuits courts et le lien social. Et à l'heure d'une crise de sens au travail, l'ESS apporte des réponses et porte des modes de gouvernance qui réintègre la démocratie dans l'entreprise. »

Cécile Chaigneau

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Commentaires 3
à écrit le 29/11/2023 à 10:52
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La nécessaire convergence des luttes sociales et environnementales n'ont pris corps qu'au début et pendant l'ère industrielle et, faire une "transition juste" veut dire continuer, vers et dans le problème, sans jamais rien régler ! ;-)

à écrit le 29/11/2023 à 9:07
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Le problème majeur est que le mot social donne de l'urticaire à nos actionnaires milliardaires dès qu'ils l'entendent car ils ne sont plus en mesure intellectuelle de comprendre ce que ça leur rapporte le social à eux.

à écrit le 28/11/2023 à 19:49
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"Une transition juste"? Tiens, celle-ci fallait tout de même oser.

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