Législatives : comment expliquer la poussée du Rassemblement national en Occitanie ?

L’Occitanie aura été bonne contributrice pour le Rassemblement National lors des élections législatives de 2022, envoyant 16 députés du parti sur les bancs de l’Assemblée nationale. La région compte même deux des quatre départements en France où le parti d’extrême droite a raflé tous les sièges. Le RN s’étend ainsi au-delà de ses bastions historiques. Deux chercheurs en science politique, Emmanuel Négrier et Jean-Yves Dormagen, décryptent cette inflexion politique.
Cécile Chaigneau
Emmanuel Négrier et Jean-Yves Dormagen, chercheurs en science politique à l'université de Montpellier.
Emmanuel Négrier et Jean-Yves Dormagen, chercheurs en science politique à l'université de Montpellier. (Crédits : DR)

Les résultats des élections législatives ont été comme un double coup de tonnerre : un camouflet pour la majorité présidentielle, qui se contente de 246 sièges à l'Assemblée Nationale, et une victoire notable pour le Rassemblement National (RN) qui y envoie 89 députés pour les cinq prochaines années.

L'Occitanie, à elle seule, est contributrice à hauteur de 16 députés RN, dont 14 élus sur les circonscriptions de l'ex-Languedoc-Roussillon (là où il n'en comptait que trois en 2017) : l'Hérault, qui comptait déjà Emmanuelle Ménard sur la sur la 6e circonscription (réélue avec 69,83% des voix), a également vu l'élection de Stéphanie Galzy et Aurélien Lopez Liguori. Dans le Gard, où seul Gilbert Collard portait les couleurs du RN lors de la précédente mandature, quatre des six circonscriptions sont désormais tenues par un député de l'extrême-droite : Yoann Gillet et Pascale Bordes (qui ont éliminé les députés sortants de la majorité présidentielle, Françoise Dumas et Anthony Cellier), Nicolas Meizonnet et Pierre Meurin.

Dans les Pyrénées-Orientales, où, depuis 2017, siégeaient trois députés de la majorité présidentielle et Louis Aliot (RN) devenu maire de Perpignan, le RN l'a emporté dans les quatre circonscriptions, où ont été élues Sophie Blanc, Anaïs Sabatini, Sandrine Dogor-Such et Michèle Martinez. Enfin, le parti a aussi fait carton plein dans l'Aude, se faisant élire dans les trois circonscriptions avec Christophe Barthès, Frédéric Falcon (qui éliminait le député sortant Alain Perea, de la majorité présidentielle) et Jean Rancoule.

Côté Midi-Pyrénées, c'est dans le Tarn et le Tarn-et-Garonne que les électeurs ont envoyé les deux autres députés RN sur les bancs de l'Assemblée nationale, élisant Frédéric Cabrolier et Marine Hamelet.

« La tache s'est étendue »

Cette situation inédite n'est pourtant pas une totale surprise pour les politologues et autres analystes de la vie politique française qui observent depuis des années comment le parti d'extrême droite prospère dans ses bastions historiques et s'étend également progressivement au-delà.

« La victoire du Rassemblement National à ce niveau d'amplitude, c'est une surprise, oui et non, analyse ainsi Emmanuel Négrier, docteur en sciences politiques, directeur de recherche au CNRS et chercheur au Centre d'Études Politiques de l'Europe latine (CEPEL) à l'Université de Montpellier. Oui, si l'on considère le traditionnel plafond de verre que connaît, en général, le RN, son incapacité à sortir de son isolement et une sorte de suspicion républicaine de 2nd tour... Non, car c'est le fruit d'un enracinement progressif et croissant, constaté aux élections régionales et présidentielles, avec des scores élevés au-delà de ses territoires bastions que sont la plaine du Roussillon, le Biterrois et la petite Camargue. La tache s'est étendue, notamment dans le Gard rhodanien, l'arrière-pays nîmois et alésien. D'ailleurs, si on regarde le nombre de circonscriptions où Marine Le Pen était en tête au 2e tour de l'élection présidentielle, on se souvient qu'il y en avait déjà 14... On peut prendre deux cas particuliers gardois : sur 1e circonscription, Emmanuel Macron était en tête au 2e tour de la présidentielle et c'est un député RN qui est élu (Yoann Gillet, NDLR), et à l'inverse, sur la 5e circonscription, c'est Marine Le Pen qui était en tête mais ça n'a pas empêché Michel Sala (NUPES, ndlr) d'être élu... En 2017, il y avait eu une déperdition de 5 à 8 points entre le score de Marine Le Pen à la présidentielle et le score du FN aux législatives. En 2022, il y a même des circonscriptions où le candidat RN fait mieux que Marine Le Pen à la présidentielle ! »

« Des facteurs inhabituels ont joué »

Emmanuel Négrier souligne que l'ex-Languedoc-Roussillon compte deux des quatre départements où le RN a raflé tous les sièges, avec la Haute-Marne et la Haute-Saône.

« Il y a d'abord comme un parfum de vote sanction, décrypte le chercheur. Emmanuel Macron a été réélu mais c'est comme s'il faisait face à un vote intermédiaire. Une partie de la protestation s'est retrouvée dans un vote RN. L'autre avantage dont a bénéficié le RN, c'est le silence électoral des quartiers populaires où le parti est en difficulté. Le discours selon lequel le RN est le vote du peuple est d'ailleurs une escroquerie intellectuelle, en tout cas dans le sud ! Il faut aussi considérer ce sentiment, chez de nombreux citoyens, de ne pas être considérés par les politiques publiques verticales qui sont défendues comme les seules possibles... Et enfin, en particulier dans cette région, on observe cette atmosphère de classe moyenne qui s'est accomplie dans un projet pavillonnaire en périurbain languedocien, là où prospère le vote RN, une sorte d'angoisse sourde d'une partie de la classe moyenne qui fournit les rangs les plus élevés du RN depuis longtemps. Ce 3e facteur, c'est donc cet effet d'entraînement d'habiter dans des endroits où vos voisins votent RN, ce vote devenant évident et légitime... »

Pour le chercheur, ces éléments ne suffisent pas à expliquer cette percée historique du parti d'extrême droite à l'Assemblée Nationale : « L'amplitude de la victoire du RN est impressionnante, laissant penser que des facteurs inhabituels ont joué. En dehors de ces causes structurelles, il existe des causes plus circonstancielles. Le RN a bénéficié d'un énorme cafouillage dans le discours de toutes les autres formations politiques, à l'exception de la NUPES. Pour un parti qui se veut ni droite ni gauche et tranchant avec la politique traditionnelle, les candidat de la majorité présidentielle sortants ont eu un discours proche du vieux parti UDF des années 1980, en disant que la NUPES et le RN, c'est pareil ! Ce qui a contribué à légitimer le RN. A cela, il faut ajouter une posture d'encouragement à snober les urnes ou à voter RN pour éviter la NUPES, considéré comme un cauchemar républicain... ».

« Le RN est passé sous les radars »

Cluster17 est un outil de sondages et une méthode d'analyse créé par Jean-Yves Dormagen, lui aussi professeur de science politique au CEPEL à l'Université de Montpellier, spécialiste de la sociologie électorale et de l'abstention. Cluster17  repose sur une segmentation de la société française en 16 groupes homogènes, baptisés les clusters. A deux jours du scrutin de 2e tour, le 17 juin  dernier, le laboratoire d'études d'opinion  annonçait, sur Twitter, des projections à hauteur de 40 à 60 sièges pour le RN...

« C'est vrai que le RN était attendu plus bas mais ce nombre élevé d'élus ne nous a cependant pas étonné au vu des résultats du 1er tour où il avait une grosse avance, et des matrices de report de voix, déclare aujourd'hui Jean-Yves Dormagen. Le RN est fort dans toutes ses zones de force, même s'il n'y a pas les mêmes sociologies d'électeurs au nord et au sud. »

Lui aussi analyse une poussée du RN favorisée par le nouveau découpage politique et par les postures des autres mouvements et partis de l'échiquier politique : « Ne nous méprenons pas : il n'y a pas eu de sur-mobilisation de l'électorat RN ! Cette victoire est liée à la tripartition de l'espace électoral : une gauche avec un barycentre assez radical, un espace identitaire, et un espace centre libéral modéré. Ces espaces, de forces à peu près identiques, sont assez équilibrés, et dans ce contexte, il n'y a plus de front républicain. Dans cette campagne, toutes les attaques ont été contre la NUPES : elle a été scénarisée comme un duel Macron/Mélenchon et le RN est passé sous les radars, ce qui a encore moins permis d'activer les logiques de barrage. Les reports de voix ont donc été favorables au RN. Dans nos sondages d'avant second tour, nous avions observé que le bloc qui n'était pas représenté tendrait à s'abstenir... Là où il était fort, le RN a conservé son avance car il n'y a pas eu de mobilisation contre lui ».

« Ambivalence du discours »

Les digues du front républicain ont-elles définitivement cédé ? Les deux chercheurs s'accordent sur le fait qu'en analyse politique, on ne peut jamais établir d'analyses définitives et irréversibles.

« Mais on a pu observer que le front républicain avait même disparu du discours des politiques, tant dans la majorité présidentielle qu'à gauche, réaffirme Jean-Yves Dormagen. En tout cas, j'ai tendance à penser qu'il est durablement altéré. »

C'est cette ambivalence du discours, « qui est allée jusqu'à une partie de la gauche, chez les dissidents socialistes par exemple », qu'Emmanuel Négrier veut maintenant étudier de plus près : « Oui, Carole Delga et Michaël Delafosse (présidente PS de la Région Occitanie et maire et président PS de la métropole de Montpellier, NDLR) ont appelé à faire barrage au RN, mais par exemple, Kléber Mesquida (président PS du Département de l'Hérault, NDLR) n'est allé soutenir que le candidat NUPES Gabriel Blasco sur la 7e circonscription de l'Hérault (finalement gagnée par le candidat RN Aurélien Lopez Liguori, NDLR), ce qui a laissé penser qu'il ne soutenait pas les autres... Et il semblerait qu'au 2nd tour, environ 25% des électeurs des candidats dissidents PS - par exemple d'Aurélien Manenc sur la 5e circonscription de l'Hérault ou de Jean-Pierre Pugens sur la 4e circonscription - aient voté contre la NUPES, donc pour le RN ! »

« Des segments de l'opinion sont proches de basculer »

En parachevant la dédiabolisation du parti d'extrême droite, cette percée sur les bancs de l'Assemblée nationale pourrait implanter durablement dans le débat public et chez les citoyens une idéologie et une parole totalement décomplexées.

« Oui en effet, cette avancée aux législatives ouvre la possibilité de victoires électorales aux scrutins majoritaires, confirme Jean-Yves Dormagen. Elle confirme cette capacité du RN à attirer un électorat de la droite traditionnelle. Dans notre cluster des libéraux et dans celui des conservateurs, qui avaient voté Macron à la présidentielle, on a vu qu'en cas de duel NUPES contre RN, 74% et 94% de ceux qui ont voté ont donné leur voix au RN. C'est la preuve que des segments de l'opinion où les thèses identitaires sont très fortes, avec une demande d'ordre et de conservatisme culturel, sont proches de basculer. »

Lire aussi 5 mn« Là où la frontière entre la droite et l'extrême-droite est poreuse, l'extrême-droite l'emporte » (Christèle Lagier, Université d'Avignon)

Cécile Chaigneau

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