"L’agroécologie n’est pas un rêve inatteignable" (E. Claverie de Saint-Martin, Cirad)

SERIE. Épisode 3/3 - Les épidémies qui nous frappent nous poussent à repenser nos modes de production agricole et de consommation alimentaire. Élisabeth Claverie de Saint-Martin, directrice générale déléguée à la recherche et à la stratégie du Cirad, à Montpellier, explique pourquoi. Elle évoque un scénario "Sain" où le développement de l’agroécologie a une place importante et qui permettrait d'atteindre une sécurité alimentaire et nutritionnelle mondiale durable en 2050.
Cécile Chaigneau
Elisabeth Claverie de Saint-Martin, directrice générale déléguée à la recherche et à la stratégie du Cirad, à Montpellier.
Elisabeth Claverie de Saint-Martin, directrice générale déléguée à la recherche et à la stratégie du Cirad, à Montpellier. (Crédits : Cirad)

LA TRIBUNE - Que révèlent les crises épidémiques qui nous frappent sur notre rapport au monde vivant et sur les liens qu'il nous faut faire avec notre agriculture et notre alimentation ?

ELISABETH CLAVERIE DE SAINT-MARTIN, directrice générale déléguée à la recherche et à la stratégie du Cirad - Du point du vue du Cirad, cette crise épidémique était possible, les risques étaient présents. Nous qui travaillons sur les maladies animales, qui sont à l'origine de 75 % des nouvelles maladies infectieuses chez l'être humain, nous savions que certaines de ces maladies pouvaient passer à l'Homme. Nous avions constaté grâce à nos activités, en Asie du Sud-Est notamment, beaucoup d'émergences de maladies nouvelles dans des zones où les modes d'agriculture et les modes de contact entre les animaux sauvages et l'Homme ont changé. L'enseignement principal de cette pandémie, c'est que l'adoption de modes de production plus durables est une urgence ! L'agroécologie n'est pas un rêve inatteignable... Et cela va de pair avec notre mode de consommation, ce que nous mangeons. On a pris l'habitude de penser séparément, mais même si ça a été utile à un moment donné, il faut arrêter de travailler en silo : on ne peut pas travailler sur les systèmes alimentaires sans regarder la biodiversité ou le climat, et inversement. Santé des écosystèmes, santé humaine et animale sont liées.

Que nous dit la crise Covid sur cette urgence à modifier nos modes de production agricole ?

Du point de vue des zoonoses, on a sous-investi tous les réseaux de surveillance. Au Cirad, nous en avons construit depuis longtemps mais nous avons du mal à les financer pour en assurer la pérennité. Il faut un changement de politique, des financements pérennes, savoir qui finance, et bien comprendre qu'il n'y a pas de frontières pour un virus. Il faut mettre tout ça dans un pot commun pour avoir la taille pertinente et réinvestir la prévention au niveau politique. La 2e chose, c'est qu'en dépit de toutes les controverses, il faut se saisir de la question de la biodiversité : quel nouveau rapport voulons-nous établir avec la biodiversité pour la protéger et pour nous protéger ? Car notre relation à la biodiversité nous amène à des prises de risque de santé globale qu'il faudra traiter. Il y a deux cultures scientifiques au Cirad : celle de la biodiversité génétique des semences au service de l'Homme - et ça coûte de l'argent de l'étudier et de la conserver - et celle de la protection de la biodiversité naturelle ou sauvage. En effet, l'agriculture est le premier facteur de destruction de la biodiversité sauvage, selon le rapport de l'IBPES, avec la question de ce que nous laissons aux générations futures. Nous pensons qu'il faut considérer les deux, même si ce n'est pas toujours facile.

On sait les enjeux qui existent pour nourrir la population mondiale, qui poussent à une agriculture intensive. Un autre modèle est-il possible ?

Le Cirad et l'Inrae ont réalisé, en 2018 au cours d'une prospective sur l'usage des terres baptisée Agrimonde-Terra, un gros travail scientifique de modélisation. Plusieurs scénarios ont été élaborés à horizon 2050. Parmi ces scénarios, l'un d'eux est un scénario "Sain" où le développement de l'agroécologie a une place importante. C'est le seul qui permette d'atteindre une sécurité alimentaire et nutritionnelle mondiale durable en 2050. Ce scénario permet de réduire significativement la sous-nutrition et de traiter les problématiques de sur-nutrition et les maladies associées, sans provoquer d'expansion significative des surfaces agricoles. L'agriculture contribuerait ainsi à l'atténuation du changement climatique, la création d'emplois et la préservation des ressources naturelles.  Mais nous n'y sommes pas encore, et cela va nécessiter l'investissement de tous les acteurs publics et privés vers ce scénario. Les tendances actuelles des systèmes agricoles et alimentaires, dans la plupart des régions du monde, convergent vers un scénario appelé "Métropolisation". Ce scénario n'est pas durable en termes d'utilisation des terres et de santé humaine.

Que préconisez-vous ?

Déjà que tous les acteurs, publics et privés, travaillent ensemble pour atteindre ce scénario "Sain". Cela ne signifie pas de promouvoir un seul type d'agriculture, mais au contraire d'aller vers plus de diversité. Au Cirad, nous soutenons l'idée d'avoir une grande diversité d'agricultures. On aura toujours des zones de grande agriculture car favorisée par un système de propriété foncière et où ça ne se passe pas forcément mal. Et on peut avoir, en même temps, de la petite agriculture maraîchère autour des villes, essentielle pour leur alimentation, peu consommatrice en intrants, qui travaille sur des friches. Dans les villes intermédiaires, comme celles en Afrique qui vont bénéficier du boom démographique, on peut imaginer la mise en commun de moyens, via des réseaux de coopératives, des réseaux de producteurs...  C'est ce qu'on essaie de faire au Cirad, au travers de l'appui à l'organisation de filières, de la production à la transformation, par exemple sur la mangue ou le cacao. Plus on remonte loin dans la chaîne de valeur, plus l'agriculteur aura un pouvoir de négociation. En Ouganda sur le café, on s'est aperçu que ce qui marche bien, c'est l'alliance de petits producteurs qui arrivent à se mettre d'accord pour négocier les contrats. Il faut produire plus mais mieux... Quand on travaille sur l'agriculture, on sait qu'il y a toujours des intérêts divergents, mais la prise de conscience est forte sur le fait que les intrants ont beaucoup abîmé les terres.

Vous dites qu'on n'a plus le choix, qu'il faut agir et agir globalement. Est-ce une utopie ou bien la crise sanitaire mondiale que nous traversons peut-elle peser sur les consciences durablement ?

On l'espère ! Mais on peut très bien avoir un vaccin et recommencer demain comme avant, prendre l'avion, manger n'importe quel fruit à n'importe quelle saison... Mais il y a un moment où l'opinion publique se saisit du sujet et on a besoin de ces crises. Ça peut permettre de mettre un cadre - on a vu, maintenant on agit - et de fixer des objectifs, d'ancrer le problème à résoudre dans un agenda politique. Aujourd'hui, le changement d'affectation des terres est le premier risque pour la biodiversité ! Et ça, ce n'est pas la partie de la recherche mais du politique.

Retrouvez les autres épisodes de la série :

Episode 1 : « Une volonté politique d'aller vers une approche multisectorielle dans la gestion des crises » (Th. Lefrançois, Cirad)

Episode 2 : « C'est sûr qu'on aura de nouvelles pandémies humaines dues à un virus influenza dans le futur » (Julien Cappelle, Cirad)

Cécile Chaigneau

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Commentaires 2
à écrit le 24/03/2021 à 23:09
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il faut être bien inconscient pour penser un seul moment, ou oser le soutenir, que changer des pratiques agricoles aurait eu un impact sur cette pandémie. Vivez vos rêves, personne n'a rien à dire à se sujet, mais derrière les mots agro-écologie, on ...

à écrit le 24/03/2021 à 20:07
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Rêve pour nous autres qui cherchons à manger mieux tout en étant excellente pour notre santé, sans parler du goûts de nombreux aliments retrouvé, je pense immédiatement aux tomates et pomme de terre qui sont faciles à cultiver et tellement meilleures...

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