Régionales : « L’ex-Midi-Pyrénées leste le RN et réduit ses chances de conquérir l’Occitanie » (Emmanuel Négrier)

INTERVIEW. Véritable plongée au cœur de la fabrique d’une région, l’ouvrage "La fusion des régions – Le laboratoire d’Occitanie", paru en janvier 2021, observe le processus de régionalisation sur les territoires de l’ex-Languedoc-Roussillon et ex-Midi-Pyrénées à l’épreuve de la fusion. A la veille des élections régionales de juin prochain, Emmanuel Négrier, chercheur au CEPEL-CNRS, spécialiste des changements d’échelles territoriales et co-auteur de l’ouvrage, dresse pour La Tribune un bilan général de la fusion en Occitanie, et livre son regard sur les forces politiques en présence.
Cécile Chaigneau
Emmanuel Négrier, co-auteur du livre La fusion des régions - Le laboratoire d'Occitanie, paru en janvier 2021.
Emmanuel Négrier, co-auteur du livre "La fusion des régions - Le laboratoire d'Occitanie", paru en janvier 2021. (Crédits : Richard Sprang)

MAJ du 17 mai 2021 : à la fin de cette interview, initialement publiée le 25 février 2021 et mise à jour ce 17 mai, Emmanuel Négrier livre son regard sur l'échiquier politique recomposé de la nouvelle grande région Occitanie (13 départements), sur les forces en présence et sur ce que leur addition (ou pas) pourrait produire lors du prochain scrutin de juin 2021...

Les 20 et 27 juin prochain, les électeurs retourneront aux urnes pour les élections régionales. Les premières depuis la réforme territoriale qui a opéré une fusion des régions, comme l'Occitanie qui a rassemblé le Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées. C'est donc l'heure du double bilan : celui de la fusion et celui des politiques publiques mises en œuvre par les présidents aux manettes. La fusion aura été (et sera encore) scrutée à la loupe : quel processus pour quels résultats, avec quelles conséquences ?

Emmanuel Négrier est directeur du Centre d'études politiques et sociales (CEPEL), CNRS-Université Montpellier. Ses travaux portent sur les politiques culturelles, les changements d'échelles territoriales et les comportements électoraux. Il signe, avec Vincent Simoulin (professeur en sociologie à l'Université de Toulouse Jean Jaurès), un ouvrage intitulé La fusion des régions - Le laboratoire d'Occitanie (Éditions PUG), paru en janvier 2021 et auquel ont également contribué 19 autres chercheurs.

LA TRIBUNE - Vous venez de publier La fusion des régions - Le laboratoire d'Occitanie, à quelques encablures des élections régionales (juin 2021). Quelle est son ambition ?

EMMANUEL NEGRIER - « L'objectif était de savoir ce qu'il y a de particulier à un processus de fusion aussi spécifique que celui-ci dans la mesure où les principaux responsables de sa mise en œuvre ne sont pas ceux qui en avaient décidé. D'autant que Languedoc-Roussillon a montré toutes les nuances de la désapprobation et Midi-Pyrénées toutes les nuances de la surprise et d'une certaine forme de fatalisme. Souvenons-nous que côté Midi-Pyrénées, on imaginait plutôt une fusion vers Bordeaux, et côté Languedoc-Roussillon, plutôt vers Marseille. C'était donc l'objet d'une première curiosité : qu'est ce qui se passe dans une situation de fusion imposée ? Le second objectif était de comparer les leçons que retiennent les sociologues sur les fusions en général - d'organismes comme les Assedic et Pôle Emploi, ou d'universités - versus la fusion de politiques régionales. Enfin, le troisième objectif était de répondre à la question "qu'est-ce que ça nous apprend sur la régionalisation qu'on ignorait ?". »

D'une manière générale, peut-on dire la fusion a eu lieu ou est-elle évidemment inachevée ?

« Les deux ! Elle a eu lieu et elle est inachevée, ce qui n'est pas une surprise car quand on regarde l'histoire des réformes territoriales, l'inachèvement est la règle. L'intercommunalité est une fusion douce, une réforme qui parle d'un mouvement en devenir depuis vingt ans et qui n'est pas stabilisé. »

On a évoqué le scepticisme qui s'est manifesté au moment de l'annonce de la réforme, surtout côté Languedoc-Roussillon. Les sceptiques avaient-ils raison d'être sceptiques ?

« Ils avaient raison sur un certain nombre de points, notamment sur la question des économies d'échelle. Les 25 milliards d'euros d'économies espérés par André Vallini (alors secrétaire d'État à la Réforme territoriale dans le gouvernement Valls, NDLR) étaient ridicules... S'il y a bien une leçon que l'on tire de la sociologie des fusions, c'est qu'à moyen terme, elles sont plus coûteuses que le statu quo. L'arrivée de la nouvelle entité produit des fonctions en doublon durant un certain temps, des réajustements de rémunérations et d'indemnisations des agents territoriaux, et la mise en harmonie des politiques publiques prend un temps considérable et requiert des ressources supplémentaires. Par exemple des équipements informatiques pour procéder partout à des visio-conférences, le financement d'une navette entre les deux conseils régionaux. Et quand on fusionne des politiques régionales, on ne va pas nécessairement prendre pour guide la politique la plus modeste et la moins ambitieuse, mais la plus intéressante et la plus audacieuse, ce qui génère un coût croissant. »

Certains étaient sceptiques également sur le renforcement du pouvoir régional que conférerait cette fusion à la nouvelle entité...

« Là encore, ils avaient tort et raison. La Région en tant qu'institution s'est imposée un peu plus sur de grands enjeux comme l'enjeu sanitaire récemment. En dépit de la fusion qui aurait pu les paralyser, les Régions ont vite dépassé ce stade pour devenir un interlocuteur de l'action publique à une échelle plus large. Mais ce n'est pas parce que vous fusionnez des territoires au sens de l'espace que vous créez des régions européennes en capacité d'action, comme la Catalogne par exemple. On n'atteindra jamais ce niveau d'action à moins d'une révolution ! Je ne vois pas l'État se défaire de ses compétences, de ses administrations, même régionales. On va donc rester dans ce couple un peu curieux de directions régionales de l'État et des Régions. Dans le discours officiel, l'État nous a servi l'idée que dès le 1e janvier 2016, l'administration française était en ordre de marche, alors qu'on en est encore loin... Mais on peut dire qu'il n'y a pas eu de crash ou burn-out administratif des Régions. »

Les craintes, surtout montpelliéraines, de perdre en « grandeur » et en compétitivité par rapport à Toulouse, se sont-elles avérées fondées ?

« En partie. La politique, c'est toujours du rapport de force. On avait d'un côté Martin Malvy (alors président du Conseil régional de Midi-Pyrénées, NDLR), le bon élève des politiques régionales, et donc une région en ordre de marche, la force tranquille. Et de l'autre, un mandat qui a connu le décès de deux présidents, Georges Frêche et Christian Bourquin, été qui a placé un élu départemental à la tête de l'exécutif régional. Ce qui a contribué à en faire une région affaiblie au niveau du leadership, avec une réputation de mauvais garçon, et qui était agressivement contre la fusion. Dans l'association des deux, il était clair que Midi-Pyrénées allait tirer son épingle du jeu. Néanmoins, l'État s'est engagé à répartir de manière harmonieuse les sièges de ses directions régionales, et la Région de ne pas rayer l'est d'un trait de plume. Mais petit à petit, les engagements ont été rognés, pas officiellement mais par la pratique, et les centres de pouvoir se sont déplacés plus ou moins à Toulouse. C'est assez inéluctable. Mais jusqu'à présent, on peut dire que les politiques publiques ont préservé l'équilibre est-ouest. »

Quels sont les perdants et les gagnants de la fusion ?

« Parmi les sceptiques ou déçus de la fusion, il y a aussi des bénéficiaires apparents. Ce sont par exemple des acteurs dont les politiques ont été étendues à l'ensemble de la région (par exemple les bourses de doctorat, ou les agences sectorielles comme Occitanie Livres et Lecture ou Occitanie Films, NDLR). Ils ont donc été confortés et pourtant, ils restent quand même sur leur faim. C'est la déception des vainqueurs ! Car la politique de ces acteurs était très dépendante d'une approche territoriale très spécifique, et quand elle a été étendue de l'autre côté, ça a entraîné des organisations complètement différentes, des fonctionnements différents et donc des difficultés appliquer cette politique sur l'ensemble des territoires... Ceux qui ont pâti de la fusion - notamment les anciens directeurs devenus directeurs délégués, ceux qui se sont vus imposer la politique de l'autre, etc. - ont subi les trois chocs qui caractérisent la fusion : le choc réflexif, "qui suis-je ? ", le choc d'inventivité, « comment on va faire pour dépasser les contraintes ? ", et le choc herméneutique, "quel sens ? ". »

Qu'est-ce que la fusion révèle de ce point de vue là ?

« Cela nous amène à un constat étonnant concernant les politiques régionales en France : les régions étaient beaucoup plus spécifiques qu'on ne l'imaginait avec le regard jacobin traditionnel. On disait que les régions françaises étaient les ventriloques de l'État, avec une standardisation des politiques régionales. Or il existait des différences importantes d'intensité budgétaire, d'orientations politiques, etc. »

A la fin de votre ouvrage, vous posez la question d'une fusion effective, efficace, efficiente. Qu'en est-il ?

« Bien que les harmonisations de politiques publiques aient été nombreuses, on ne peut pas dire que la fusion soit effective dans le sens où les acteurs ne penseraient plus en termes d'anciennes régions. Les régions n'ont jamais tant existé que depuis qu'elles ont fusionné ! Le prix à payer est encore vif. Tellement que certains rêvent d'un retour à une région que l'on pare aujourd'hui de toutes les qualités. La périphéricité en Occitanie se pose de manière différente pour les métropoles de Montpellier et de Toulouse : Montpellier et un réseau de villes important et équilibré quand Toulouse fonctionne en étoile avec un pouvoir considérable sur un réseau de villes quasiment inexistant. On est en train de passer de régions qui se regardaient en chien de faïence à des entités régionales obligées d'organiser un système de relations. Il faudra créer un réseau de villes qui ait du sens... La fusion a-t-elle été efficace ? Il n'y a pas eu de crash régional donc l'inefficacité totale n'a pas été démontrée, et il y eu harmonisation des dispositifs avec un très gros travail des agents des régions et organismes associés. Mais l'efficacité totale n'est pas aboutie. Mais quand l'est-elle ? L'efficacité de la réforme n'est pas démontrée car comme on l'a dit, la fusion n'a pas généré d'économies et laisse non traitée la question du devenir de l'institution départementale... Enfin, la fusion a-t-elle été efficiente ? L'efficience dépend de l'objectif qu'on se fixe et si on utilise moyens appropriés. Quel était le but de cette réforme qui n'était pas dans le plan de vol de François Hollande ? Faire oublier les sources d'impopularité du gouvernement à ce moment-là ? Donc là non, car l'exécutif n'est pas sorti grandi ou protégé. Si l'objectif était de créer des régions puissantes, non plus. Est-ce que ça a pu engendrer des politiques originales ? Faire avancer la cause de la régionalisation en France ? Là peut-être, mais on aurait pu le faire autrement. Le jeu en valait-il la chandelle : je reste sceptique. »

Que dit l'observation de la fusion en Occitanie par rapport aux autres processus de fusions ?

« Citons Talleyrand : "Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console"... Si on regarde bien, ça canarde pas mal ailleurs aussi, par exemple dans la Région Grand Est, ou en Nouvelle Aquitaine, avec le Limousin et Poitou-Charentes qui disent qu'ils sont passés sous gouvernement aquitain ! »

A un mois du scrutin régional, quel regard portez-vous sur l'éparpillement des forces de gauche en Occitanie, et notamment l'échec de l'alliance PS-EELV, en tout cas au 1e tour ?

« Il y a une sorte d'irresponsabilité collective très préoccupante, de tentation groupusculaire qui affecte la gauche, consistant à dire qu'il faut d'abord être sévère à l'égard de ses amis les plus proches pour les terrasser, avant de s'intéresser à l'adversaire politique. C'est une tendance mortifère, l'histoire l'a montré à chaque épisode... »

Quelle est la réalité de la capacité du Rassemblement National à l'emporter en Occitanie ?

« Sans surprise, l'Occitanie fait partie des trois grandes zones d'influence du Rassemblement National depuis longtemps. On se souvient que Louis Aliot (aujourd'hui maire de Perpignan, NDLR) avait fini en tête des élections régionales de 2015 dans les départements de l'ex-Languedoc-Roussillon... Il y a un rapport de forces favorable au RN mais le territoire de l'ex-Midi-Pyrénées leste le parti et réduit ses chances de conquérir l'Occitanie. D'autant que beaucoup, et pas seulement à gauche, estiment que la présidente sortante a fait le job. Ce qui fait qu'elle pourrait bénéficier d'une prime à la sortante, malgré ce contexte d'éparpillement des voix à gauche. Alors soit l'Occitanie a la gauche la plus bête du monde, soit le RN aura beaucoup de difficultés à l'emporter car dans l'ex-Midi-Pyrénées et la Lozère, le RN souffre d'une faiblesse importante. D'autant qu'il ne faut pas oublier qu'il existe une division entre Julien Sanchez (maire de Beaucaire dans le Gard, président du groupe RN au Conseil régional et porte-parole du Rassemblement National, tête de liste départementale pour les régionales 2021, NDLR) qui était le candidat pressenti du RN pour les régionales en Occitanie, et Jean-Paul Garraud, qui a été désigné. Les dissensions au sein du parti sont importantes, il est gangréné par les haines... »

Cécile Chaigneau

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Commentaires 10
à écrit le 27/02/2021 à 10:50
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Nous avons une fusion des régions que l'on veut ignorer par idéologie, mais qui a fait ses preuves, c'est La France!

à écrit le 26/02/2021 à 21:50
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Encore une réforme qui n’en est pas une.Supprimer d’urgence ces grandes régions et en particulier le grand est qui n’a aucune logique aucune cohérence sauf celle de nourrir grassement le président et ses affidés .

le 27/02/2021 à 10:50
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ça n'aurait eu de raison et d'avantages qu'en cas de création de grandes régions à l'Allemande c'est à dire avec des pouvoirs larges décentralisés de Paris et donc une grande autonomie de fonctionnement sur les plans économiques, sociaux et fiscaux. ...

le 17/05/2021 à 18:24
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@Revanchard. Une décentralisation plus aboutie est nécessaire. Pour cela il faut passer à une VI ème République à inventer... à moins de nous contenter de celle de Melanchon...et si c'est pour revenir aux errements de la IV ème, autant ne rien chang...

à écrit le 26/02/2021 à 19:42
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Larguer Paris. Confédération Grande Occitanie. Référendum à tous les étages le Peuple Occitan fait allégeance au Peuple Occitan au sein d'une Europe Fédérale de l'Atlantique à l'Oural. La Civilisation Occitane attaquée en 1200 par les Francs, mais to...

à écrit le 26/02/2021 à 18:11
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Quand on voit les suites d'une décentralisation en supprimant leur financiarisation, on comprend que c'est une centralisation a une échelle bien supérieure a celle de la France!

à écrit le 26/02/2021 à 17:36
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Et toujours pas de suppression des conseils départementaux. Le clientélisme local perdure. Il faut d'urgence faire remonter la prise en charge de la dépendance des personnes âgées au niveau national avec les mêmes règles pour tous.

à écrit le 26/02/2021 à 13:04
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le vrai pb est de regarder ' pourquoi on a fusionne les regions' raison officielle : ' on va faire des Länder puissants comme en Allemagne' ( euh oui, dans un pays jacobin ou tout est decide a paris, bien sur) raison officieuse l'ex femme d'un tr...

à écrit le 26/02/2021 à 10:29
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Éternelle question de ces réformes mal conçues.. Au fait, c'était pour quel objectif et à quand une obligation de résultat??

à écrit le 26/02/2021 à 10:29
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Mon ancien maire était un homme formidable, certes tellement désuet dans nombreux domaines, ce qui ne lui en retirait en rien du charme, parce que faisant partie de cette vieille aristocratie profondément ancrée à droite mais les "pieds dans les bott...

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