ICC : « En négligeant la propriété intellectuelle en France, on met notre destin entre les mains de Netflix, Disney et consorts » » (K. Khenissi)

INTERVIEW - La Métropole de Montpellier se rêve un destin dans les industries culturelles et créatives (ICC). La région Occitanie aussi, tout comme la France toute entière. Des financements viennent soutenir cette ambition. Mais sont-ils bien fléchés ? Soutient-on la filière sur les segments stratégiques ? A Montpellier, Karim Khenissi, le directeur général de l’École supérieure des métiers artistiques (ESMA), expert de longue date du secteur des ICC, pointe du doigt une faille qu’il juge majeure sur la propriété intellectuelle.
Cécile Chaigneau
Karim Khenissi, directeur général de l'École supérieure des métiers artistiques (ESMA) dont le siège est à Montpellier, interroge les ressorts de la réussite dans les ICC.
Karim Khenissi, directeur général de l'École supérieure des métiers artistiques (ESMA) dont le siège est à Montpellier, interroge les ressorts de la réussite dans les ICC. (Crédits : ESMA - Cécile Chaigneau)

LA TRIBUNE - Vous êtes le directeur général de l'ESMA, École supérieure des métiers artistiques dont le siège est à Montpellier, et vous naviguez depuis vingt-cinq ans dans ce secteur des industries culturelles et créatives (ICC), dont vous formez les talents de demain. Vous pointez une faille, importante selon vous, dans ce secteur autour de la propriété intellectuelle. Pourquoi ?

Karim KHENISSI - Comme toutes les filières, celle des industries culturelles et créatives est composée de donneurs d'ordres et d'exécutants. Mais dans cette profession plus que d'autres, il y a une dimension créatrice, celle qui initie le projet : une idée, un scénario. On peut avoir un studio avec tous les équipements et tous les talents du monde, si on n'a pas la personne qui initie l'idée, le studio ne travaille pas. En général, on se déplace plus pour une idée que pour une équipe qui la met en œuvre. Mettre des images de grande qualité ne fera pas venir le public pour voir un film ou acheter un jeu vidéo, ce n'est pas suffisant. Il faut le point de départ, la charge émotionnelle qui permet au produit d'exister. Regardez Harry Potter : ce sont d'abord des droits à adapter d'un livre dont découlent des films, des séries, des jeux vidéo, etc. et qui se renouvellent.

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En quoi est-ce important d'avoir la main sur la propriété intellectuelle ?

C'est important car ce sont ceux qui détiennent la propriété intellectuelle qui initient et portent les projets. C'est donc la garantie d'une maîtrise de la production en France, de royalties perçues en France et qui permettront le développement d'entreprises dans le secteur. Cette propriété intellectuelle est génératrice de richesses : si vous avez la propriété intellectuelle, vous êtes maître du jeu ! Si on ne veut pas être que des exécutants, des sous-traitants, il faut se battre en amont sur cette question... Or en France, on s'est concentrés sur la prestation de services et sur les moyens de production plus que sur l'intelligence, et on se bat sur des créneaux à moindre valeur ajoutée.

On a pourtant bien des producteurs et des réalisateurs en France, dont certains qui cartonnent ?

En France, on produit des films franco-français, et des séries au kilomètre par les chaînes de télévision. Je parle de cinéma capable de générer du chiffre et d'avoir de la visibilité partout dans le monde. On a des projets financés par le CNC (Centre national du cinéma et de l'image animée, NDLR) qui vit de taxes diverses et des tickets de cinéma. Or les films français ne font pas souvent des millions d'entrées contrairement aux films américains... Et les  Américains, eux, ont pris l'habitude d'acheter des droits ! Les œuvres originales qui vont jusqu'au cinéma en France sont souvent des filons très exploités comme Astérix, Tintin, D'Artagnan. Soit quatre ou cinq livres sur lesquels on surfe. Mais où sont les choses nouvelles qui cartonnent ?

Qu'est-ce qui, en France, obère le développement de cette filière de la propriété intellectuelle ?

En France, on a des scénaristes qui ne sont pas suffisamment payés, des producteurs pas assez nombreux qu'il faut encourager à aller identifier des pépites. On n'a pas assez de gens capables d'aller détecter des idées, de travailler sur le scénario. Luc Besson, par exemple, est un des rares à avoir créé des films qui ont cartonné à partir de bouquins ou de scénarios originaux car il a été le seul à créer sa propre filière, et comme il est aussi producteur, il achetait les droits et développait ses projets. Il a pris des risques et a même financé une école de scénario à Paris pour faire émerger des scénaristes... En Nouvelle-Zélande, un ancien étudiant de l'ESMA a tout compris : il a monté un studio et levé des fonds en grande partie pour détecter des scénarios, des idées. Il mise sur l'idée qui ensuite va générer tout le reste. Il a compris qu'il faut l'idée du départ et que quand tu as une super idée, tu trouves les fonds !

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Est-ce une question de fléchage de financements ?

Oui, il faut flécher des moyens vers des filières de scénaristes et de producteurs. Nous n'avons pas assez construit de système organisé du point de vue fiscal : on pourrait par exemple instaurer un crédit d'impôt différent si la propriété intellectuelle est en France... Mais c'est aussi une question de volonté. Dans le cadre de France 2030, il y a peu de projets dans le domaine du scénario et pas de financements dédiés. L'appel à projet « La Grande Fabrique de l'image », ce sont des financements sur des équipements. Il en faut bien sûr, mais pas uniquement. Les autres pays sont aussi en recherche de séries ou de films à produire et ils réfléchissent « coûts ». Les producteurs cherchent donc des outils au meilleur prix et s'ils trouvent ailleurs, ils iront produire ailleurs ! La filière qu'on construit en ce moment en France ne devrait pas faire l'impasse sur la propriété intellectuelle, or on la néglige. Et on met ainsi notre destin entre les mains de Netflix, Disney et consorts...

Que craignez-vous si rien ne change ?

Si on ne crée pas une filière aujourd'hui, les milliards d'euros qui sont donnés aux ICC seront à côté de la plaque. On ne se donne pas les armes indispensables de la souveraineté, qui passera par la production et donc par les propriétaires des droits qui décident de produire en France. Demain, on aura des talents mais on sera dépendant de grands studios américains !

L'ESMA concourt-elle à corriger cette faille ?

Nous travaillons à monter une filière de production car j'ai bel et bien une demande. Cela prendra un peu de temps et il est encore trop tôt pour parler d'un cursus de la production mais nous allons traiter ce sujet quoi qu'il en soit...  Je monte régulièrement au créneau, et un certains nombre de producteurs sont sensibilisés à cette problématique. L'idée fait probablement son chemin.

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Cécile Chaigneau

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