A Montpellier, mobilisation générale pour la labellisation « IA Cluster »

Alors que l'Union Européenne travaille sur une règlementation autour de l’intelligence artificielle, Montpellier se veut territoire d’expérimentation de l'IA. Un consortium, porté par l’Université de Montpellier, s’est constitué pour répondre à l’appel à manifestation d’intérêt « IA Cluster ». Le dossier complet sera déposé le 9 novembre prochain. Qui participe ? Comment se positionne le consortium montpelliérain ? Quels sont ses atouts et ses faiblesses ? Décryptage.
Cécile Chaigneau
(Crédits : DR)

ChatGPT pour le texte et Dall-E pour l'image. Ce type d'IA génératives, ouvertes au grand public fin 2022, avec un retentissant succès, naviguent néanmoins dans un vide juridique vertigineux. Si les IA génératives ouvrent des opportunités gigantesques et des perspectives de progrès inédits, elles génèrent dans le même temps une multitude de craintes en termes de destruction d'emplois, de désinformation et autres pillages d'œuvres. Des interrogations émergent dans les domaines de l'éthique, de l'économie, de la productivité, du travail, de l'organisation des entreprises ou encore sur les souverainetés industrielle et numérique des Etats. En France comme à l'étranger, des personnalités publiques ont exprimé la nécessité d'examiner la question de l'IA « pour qu'elle ne cause pas de dommage à l'humanité »...

Le Président de la République Emmanuel Macron a lancé, en 2018, un plan stratégique pour le développement de l'intelligence artificielle, doté d'un budget de 1,5 milliard d'euros. Et le 19 septembre dernier, la Première ministre Élisabeth Borne a initié le Comité interministériel sur l'intelligence artificielle générative afin de mobiliser des experts de haut vol et de tous horizons, et ainsi faire progresser la réflexion sur ce sujet transverse, notamment son impact sur la société.

L'Etat a souhaité la création d'un réseau d'Instituts interdisciplinaires en intelligence artificielle (3IA) et quatre* ont été sélectionnés en 2019 dans le cadre d'un premier appel à manifestation d'intérêt (AMI).  Un second AMI « IA Cluster » a été lancé en juin dernier, avec l'ambition de combiner l'excellence de la formation, de la recherche et de l'innovation pour construire un réseau d'au plus dix pôles académiques français de renommée internationale en IA. Il est destiné aux établissements d'enseignement supérieur et de recherche et aux consortiums qu'ils peuvent constituer autour d'eux, en capacité de « justifier d'une intense activité de recherche, de formation et d'innovation et d'une visibilité d'ores et déjà remarquable à l'échelle internationale dans le secteur de l'IA et plus largement du numérique ». Les projets retenus pourraient prétendre à une subvention de 70 à 130 millions d'euros avec l'ambition de peser en tant que leader mondial, ou à une subvention de 20 à 40 millions d'euros avec l'ambition de peser en tant que leader européen.

« Quelque chose de singulier »

C'est bien là toute l'ambition du consortium montpelliérain qui s'est constitué autour l'Université de Montpellier, embarquant entreprises, organismes de recherche, Institut Agro Montpellier, CHU, ICM et collectivités (la Métropole de Montpellier et la Région Occitanie notamment). Une pré-sélection d'une douzaine de projets (dont les quatre 3IA) a été opérée, parmi lesquels la candidature montpelliéraine, qui déposera son dossier complet le 9 novembre. A l'issue (peut-être en janvier 2024), seuls cinq à dix projets seront retenus par un jury international, sur la base d'un dossier et d'une audition.

« Il se passe en ce moment quelque chose de tout à fait singulier et important entre le public et le privé à Montpellier, qui ne se passe pas ailleurs : nous sommes en train de nous mobiliser de manière forte pour répondre à l'appel à manifestation d'intérêt "IA Cluster" et construire un projet commun, souligne Anne Laurent, directrice de l'Institut de sciences des données de Montpellier (ISDM) et vice-présidente de l'Université de Montpellier en charge de la science des données. On réalise véritablement aujourd'hui l'importance de la donnée. On voit d'ailleurs que des collectivités, comme la Métropole de Montpellier, ont interdit l'utilisation de ChatGPT par leurs agents dans le cadre professionnel. C'est une façon de dire que tout cela n'est pas un mythe... L'objectif de la candidature du consortium montpelliérain à l'AMI "IA Cluster" est de faire du territoire un pôle d'excellence sur l'IA aux interfaces avec la santé et l'environnement. De faire de la recherche et d'interroger les verrous sur ces sujets. Par exemple, comment faire de l'apprentissage par de l'IA fédérée quand on n'a pas le droit de faire partager les données ? Comment faire la formation di grand public pour en faire des utilisateurs d'IA avertis ? Comment créer les conditions pour massifier les usages de l'IA ? Comment avoir des infrastructures matérielles et logicielles pour entraîner les IA dans des environnements efficaces, sécurisés souverains ? »

« Tombé dans la marmite de l'IA »

Dans le sillage de l'Université de Montpellier, la candidature à l'AMI "IA Cluster" a entraîné tout l'écosystème lié de près ou de loin à l'intelligence artificielle. A commencer par la recherche avec le Laboratoire d'informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier (LIRMM), l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), le Centre d'Ecologie Fonctionnelle et Evolutive, le laboratoire IMAG (Institut Montpelliérain Alexander Grothendieck, laboratoire de recherche en mathématique) ou encore le CINES où se trouve le fameux supercalculateur d'Etat Adastra (classé 11e du Top 500 des supercalculateurs mondiaux). C'est Gabriel Krouk, biologiste et directeur de recherche au CNRS-INRAE, qui est le porteur scientifique de l'AMI. Une pointure.

« Je suis tombé dans la marmite de l'IA très tôt, raconte-t-il. J'ai été formé aux outils de la modélisation, de l'informatique et des mathématiques à l'université de New York auprès d'une pionnière de l'utilisation de l'informatique pour comprendre le vivant, et j'ai travaillé avec un thésard de Yann Le Cun (chercheur en intelligence artificielle, aujourd'hui n° 2 de Facebook, NDLR)... Mon laboratoire travaille sur la biologie des plantes et j'utilise l'IA sur régulation des gênes et, dans le cadre d'un 2e projet qui démarre, pour fabriquer de nouvelles protéines. Avec Etienne Schwob, le directeur de l'Institut de Génétique Moléculaire de Montpellier, nous sommes porteurs d'une dynamique dont l'objectif est de créer une Fédération de recherche CNRS sur l'IA aux interfaces avec la biologie et la santé. »

Mobilisation des entreprises

Autres piliers de la candidature montpelliéraine : des entreprises. Comme SWEEP, VOGO, ATOS et IBM mais aussi Pradeo, Bfore.ai, Predict Services, Intrasense, Lundi Matin, Horiba, Weda ou bien sûr Numalis, l'une des startups françaises les plus en pointe en France pour une IA de confiance.

La deeptech montpelliéraine, spécialiste des méthodes formelles et première à avoir industrialisé ces approches mathématiques rigoureuses pour la validation des intelligences artificielles, édite des logiciels innovants pour fiabiliser les systèmes d'IA.

« Nos outils permettent de mesurer la fiabilité du comportement d'une IA, par exemple jusqu'où elle va résister à des perturbations avant de se tromper, et nous écrivons les standards des IA fiables au niveau européen, rappelle Arnault Ioualalen, fondateur de Numalis. La dynamique de fond qui existe à Montpellier sur l'IA n'est pas une dynamique d'opportunité. J'ai posé une première brique avec la création d'un groupe IA Méditerranée, qui va de Nîmes à Béziers avec Montpellier en barycentre, et qui compte aujourd'hui une centaine de personnes ou entreprises, mais l'écosystème préexistait à cette démarche. »

Luigi Lenguito est le fondateur, en 2020 à Lunel, de Bfore.ai (35 salariés, 1,5 million d'euros de ventes annuelles récurrentes et une levée de fonds 4 millions d'euros en 2022, plus de 15 millions d'euros de R&D d'ici 2028). Sa solution Predimya propose une suite logicielle de cybersécurité prédictive : « Elle prévoit les cyber-attaques, nous sommes la météo de la cybersécurité ! Nous analysons les mouvements des infrastructures internet, les mouvements de réseaux et nous identifions les comportements bienveillants ou malveillants et les signaux... Depuis notre création, nous travaillons avec Anne Laurent et avec le LIRMM. Le fait d'avoir un territoire porteur crée de l'attractivité pour Montpellier. La région Occitanie est la 2e région en France en effectifs dans la cybersécurité ».

« Dans le sport, l'IA a un véritable intérêt positif : apporter de l'assistance à la décision, ce qui constitue forcément un progrès, notamment en terme de sécurité et santé, souligne Christophe Carniel, fondateur de Vogo, l'une des locomotive de l'écosystème numérique local. Le territoire montpelliérain est marqué par le numérique et naturellement, on ne peut pas rester à l'écart de l'étape IA. »

Parole politique

Le politique ne reste pas non plus à l'écart. La Région Occitanie et la Métropole de Montpellier notamment font partie du consortium IA. Cette dernière a entrepris de se doter d'une « stratégie de la donnée et de l'intelligence artificielle ».

« Selon moi, l'IA est une révolution de même nature que l'écriture, la révolution industrielle, l'informatique ou internet, à la différence que les capacités de diffusion de ces technologies se jouent en jour ou en semaine !, lance Manu Reynaud, adjoint au maire délégué à la Ville numérique, et ardent défenseur de la démarche IA Cluster. La Métropole de Montpellier a été la première à mettre l'accent et les moyens sur l'IA. Nous voulons qu'il y ait une parole politique sur ce sujet, parole assez absente par ailleurs. La Métropole a été la première collectivité à interdire l'utilisation de ChatGPT pour ses agents (en mars 2023, NDLR), ce qui a permis d'engager un large débat avec l'écosystème et a notamment débouché sur la création d'une convention citoyenne qui démarre le 8 novembre (voir encadré, NDLR)... En tant que politique, nous devons penser à la régulation mais aussi aux usages, et nous voulons que Montpellier et la région Occitanie soient des territoires où on teste l'IA dans des cadres maîtrisés. Ce qui est important, c'est d'avoir une IA maîtrisée et non subie, souveraine, éthique et durable. »

Un atout : l'IA appliquée

Quels sont les atouts et les faiblesses de la candidatures montpelliéraines ?  Pour le chercheur Gabriel Krouk, l'enjeu est de créer une dynamique IA autour de la communauté qui existe déjà à Montpellier sur plusieurs volets : « La recherche sur l'utilisation de l'IA aux interfaces dans différents domaines de recherche comme la santé, la biologie, ou l'écologie sur laquelle nos compétences sont identifiées à l'international, mais aussi la formation des étudiants, des utilisateurs et des experts. Ce qu'on met en avant, c'est que nous ne sommes pas des spécialistes de l'IA - ce qui pourrait être une faiblesse même si nous avons quand même le LIRMM ou le laboratoire IMAG - mais nous avons des scientifiques qui utilisent l'IA, un point important souligné par Cédric Villani (auteur du rapport « Donner un sens à l'intelligence artificielle : pour une stratégie nationale et européenne » en 2018, NDLR). Autre point fort : Montpellier est l'une des places où on a le plus mobilisé les entreprises de la région, et il y a du lourd comme IBM ou Atos ! ».

« Notre force à Montpellier, c'est interdisciplinarité, la porosité entre les applications et le cœur de l'IA car on travaille ensemble depuis dix ans, confirme Anne Laurent. L'IA appliquée, ça peut être en santé pour trouver des candidats médicaments, en écologie pour faire des traitements d'images de reconnaissances d'espèces dans des endroits où l'œil humain ne verrait rien, par exemple pour faire du comptage. »

Chez Numalis, Arnault Ioualalen estime que les chances de la candidature montpelliéraine sont « assez hautes car on a un écosystème particulièrement unique, ne serait ce que par les moyens de calculs dont on dispose, un écosystème très mobilisé avec des industriels qui sont prêts à mettre des financements ».

« Que Montpellier soit sur la carte de l'IA »

On l'a compris, les attentes sont fortes, notamment en raison des moyens importants dont serait alors doté le consortium montpelliérain. Arnault Ioualalen évoque les perspectives de « faire évoluer les moyens de calculs d'Adastra afin de tenir le rang nécessaire pour produire des IA génératives » ou de « construire de nombreux de partenariats de recherche entre industries, startups et milieu académique ».

A la mi-septembre, Cédric Villani était en déplacement à Montpellier où il a visité le CINES et échangé avec les membres du consortium. Et le 23 octobre dernier, c'est Guillaume Avrin, coordinateur national pour l'IA, qui était dans la capitale languedocienne pour rencontrer l'écosystème. Enfin, depuis la semaine dernière, une page web a été créée, invitant d'autres acteurs du territoire à rejoindre le consortium IA Méditerranée mais aussi proposant de signer un soutien de la candidature.

« Nous voulons dire qu'il y a beaucoup de talents concentrés sur le territoire et faire savoir qu'on se met en ordre de marche ! », déclare Anne Laurent.

La réponse ne tombera pas avant le début 2024. Et pourrait être négative. Une hypothèse que les « compétiteurs » envisagent mais veulent positiver.

« Cet AMI a permis de formaliser comment on travaille ensemble mais l'élan est donné et la dynamique se poursuivra, assure Anne Laurent. Par exemple, le consortium va créer les Halles de l'IA et elles existeront, quoi qu'il arrive sur l'AMI. »

Manu Reynaud ajoute : « L'an prochain, au 2e semestre, nous organiserons un Forum international sur les enjeux sociétaux de l'IA. Nous voulons que Montpellier soit sur la carte de l'IA ! ».

* Grenoble ("MIAI@Grenoble-Alpes" avec pour applications privilégiées la santé, l'environnement et l'énergie), Nice ("3IA Côte d'Azur" avec pour applications privilégiées la santé et le développement des territoires), Paris ("PRAIRIE" avec pour applications sur la santé, les transports et l'environnement) et Toulouse ("ANITI" avec pour applications privilégiées le transport, l'environnement et la santé).

La Métropole se dote d'une « convention citoyenne pour l'IA »

Annoncée en mai par le président de la Métropole Michaël Delafosse, la « convention citoyenne sur le territoire pour une intelligence artificielle, souveraine, responsable et éthique » est sur le point de se concrétiser. La collectivité vient en effet de sélectionner la quarantaine de citoyens qui la composeront, avec des experts, et seront chargés à partir du 8 novembre d'« échanger sur les enjeux et impacts de l'Intelligence artificielle sur le territoire et pour ses administrés » et de proposer des solutions pour « accompagner et maîtriser » l'émergence de l'IA. Une initiative qu'elle présente comme « une première en France ». Parmi les experts, le mathématicien et ancien député Cédric Villani, le président du Conseil national du numérique Gilles Babinet ou encore Anne Laurent, directrice de l'Institut de sciences des données de Montpellier. Les travaux de cette convention citoyenne seront présentés aux élus de la Métropole concernés par le sujet début 2024, puis à l'ensemble des élus de la métropole et au grand public au printemps 2024.

Cécile Chaigneau

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