« On ne peut pas non plus exclure que le RN régresse » (Emmanuel Négrier)

INTERVIEW - Le RN aux portes du pouvoir. Cette perspective agite la France depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale. En Occitanie, Emmanuel Négrier, directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL (Université de Montpellier), scrute l’échiquier politique et ses variations à la loupe, à l’échelle nationale mais aussi régionale. Car en 2022, le RN consolidait 13 de ses positions en Occitanie (auxquelles s’ajoutait l’élection d’Emmanuelle Ménard, épouse du maire de Béziers). Soit 14 députés d'extrême-droite sur 23 circonscriptions. Echange autour d’un moment historique, à une semaine du premier tour des législatives anticipées.
Cécile Chaigneau
Emmanuel Négrier, directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL (Centre d'études politiques et sociales).
Emmanuel Négrier, directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL (Centre d'études politiques et sociales). (Crédits : Richard Sprang)

LA TRIBUNE - Comment évaluez-vous le risque pris par Emmanuel Macron de dissoudre l'Assemblée nationale ?

Emmanuel NEGRIER, directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL, Université de Montpellier - Emmanuel Macron n'a pas mesuré l'ensemble des conséquences de cette décision... Il se fait des illusions sur les capacités de son mouvement à générer une alliance positive en mesure de gouverner. On le voit très bien dans les réactions des députés Renaissance sortants, qui sont en colère. Il n'a pas non plus évalué, dans des conditions sereines et froides, la possibilité pour la gauche pour se rassembler. Enfin, il a sous-estimé la forte dynamique pour l'extrême-droite produite par les élections européennes, dont il est peu probable, avec des législatives anticipées aussi proches, qu'elle s'éteigne du jour au lendemain. Il a pris un risque énorme ! Cette décision a tous les aspects d'une décision précipitée, totalement solitaire, qui ne peut s'expliquer que par la dérive individuelle de la décision politique ! Il a privilégié l'idée artificielle selon laquelle il resterait maître du calendrier. Il a aussi privilégié l'idée selon laquelle le risque que le RN soit majoritaire et arrive au gouvernement vaut la peine d'être couru : politiquement, il se rêve en Mitterrand époque 1986-1988, mais il pourrait sombrer en Mac-Mahon (président de la République du 24 mai 1873 au 30 janvier 1879, NDLR), celui qui, le premier, a dissous une Assemblée nationale dans la vie française, en 1877, et s'est trouvé obligé de se démettre deux ans plus tard... Quant à donner les clés de l'Assemblée nationale au RN en pariant sur la démonstration de son incapacité à gouverner, je rappelle que là où l'extrême-droite a été placée au pouvoir par calcul politique, elle y est souvent restée. Regardez Viktor Orban en Hongrie par exemple... Il n'est donc pas évident que, quel que soit le procès en incompétence qu'on fera au RN, il ne conserve pas le pouvoir.

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Emmanuel Macron fait l'éloge de la clarification pour justifier sa décision de dissolution de l'Assemblée nationale, or les partis donnent à voir embrouilles et différends internes. A quel effet peut-on s'attendre sur les électeurs, notamment sur les abstentionnistes ?

La situation est à la fois compliquée et en même temps plus simple, en raison notamment de l'union des partis de gauche autour du Nouveau Front Populaire, d'une logique d'union entre une toute petite partie des Républicains et le RN, des trahisons du côté Reconquête! qui viennent gonfler le RN, et d'une logique de coalition au centre. La tripartition de la vie politique, qui était le rêve macroniste, c'est à dire un vaste parti central renvoyant l'extrême-droite face à ce qu'il appelle improprement l'extrême-gauche, fait qu'au final, il risque d'être un parti croupion trop faible pour incarner quoi que ce soit... Du point de vue des électeurs, l'offre politique simplifiée - il y a deux fois moins de candidats dans les circonscriptions et surtout trois candidats qui peuvent obtenir une qualification - simplifie l'enjeu, c'est plus compréhensible et donc plus à même de mobiliser les électeurs. Difficile de dire « je n'y comprends rien, je ne vais pas voter ». Par ailleurs, le contexte est particulièrement dramatique : jamais le RN n'a été autant considéré comme pouvant accéder au pouvoir. Pour la gauche, notamment la gauche languedocienne, le RN a longtemps joué le rôle d'idiot utile, c'est à dire le parti en tête au premier tour mais qui, privé de réserve de voix, perd au second tour contre la gauche, ce qui a été le cas notamment dans beaucoup d'élections cantonales. Or cette situation a changé et se pose directement l'hypothèse d'une majorité relative ou absolue du RN. C'est donc un contexte mobilisateur pour les électeurs - notons qu'il y a six fois plus de procurations qu'en 2022 - et on peut donc s'attendre à un maintien dans le vote, ainsi qu'un retour au vote de certains électeurs peu concernés par les Européennes et qui sentent qu'ils jouent un gros risque.

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Ce vote semble parti pour se jouer à coups de repoussoirs (anti-Macron, anti-LFI, anti-Mélenchon, etc.). Les programmes ont-ils réellement un poids aujourd'hui, dans une campagne aussi courte et désordonnée, qui favorise la forme et le frontal plus que le fond ?

Avec un délai réduit au maximum, la capacité des partis d'élaborer un programme est limitée. Certains n'en ont pas franchement besoin, comme le RN qui fructifie sur des slogans plus que sur un programme, et qui n'a d'ailleurs pas intérêt à en développer un car plus il le développe, plus les électeurs vont se rendre compte qu'ils votent contre leurs propres intérêts... C'est le travail des journalistes ou des analystes d'expliciter ce que serait la politique conduite par un gouvernement RN. Les logiques anti-Macron sont et restent puissantes. Le rôle d'apprenti-sorcier qu'a joué Emmanuel Macron a été sanctionné par les électeurs. Anti-LFI, ça reste à voir : Jean-Luc Mélenchon a eu quelques difficultés à imprimer sa marque à cette logique du Nouveau Front Populaire, et certains se disent que finalement, l'union des gauche a clarifié la situation... Le citoyen de gauche qui a vu les déchirements incessants peut réfléchir à deux fois sur cette offre à mi-chemin entre un projet politique global et un programme de gouvernement, et se demander s'il peut faire la fine bouche quand le RN est aux portes du pouvoir ! Les programmes n'auront vraisemblablement pas beaucoup d'importance dans la mobilisation électorale, moins que le rapport quasi stratégique que fera chaque citoyen le 30 juin et le 7 juillet dans cette situation.

En tant que spécialiste de la culture, vous avez passé au crible les propositions du RN en la matière*. Que faut-il en retenir ?

Le RN a une politique qui, formellement, prétend garantir une continuité, ce qui s'inscrit dans sa logique de dédiabolisation, mais c'est un faux-semblant. Si ce programme est aussi respectueux, en apparence, des acquis, c'est aussi pour ne pas provoquer la levée de boucliers du milieu culturel. Certains éléments de son programme sont un renoncement à la politique culturelle telle qu'elle est développée depuis Malraux : une politique réactionnaire du patrimoine, avec l'idée qu'il y a « un » patrimoine qui se réfère à l'identité nationale, et des propriétaires d'un patrimoine bâti qu'il faut encore financer davantage alors qu'ils sont déjà exonérés de certains droits fiscaux et de droits de succession. Ceux-là, demain, seront ravis ! Et par ailleurs, je pose la question : que devient l'aide à la création soumise à l'identité nationale, à la lutte contre le multiculturalisme ? Que deviennent les intermittents du spectacle si on les contrôle davantage en leur imposant carte professionnelle ? Que devient la francophonie mise à la sauce France éternelle ? On va vers un renversement total des valeurs. Sans parler de la privatisation de l'audiovisuel public, qui éclaire la dimension néo-libérale et populiste du projet.

Il serait hasardeux de calquer les résultats des européennes sur le scrutin législatif, mais concernant l'Occitanie, région que vous connaissez bien, quel est l'état du rapport de forces entre les partis ?

Le rapport de force s'est encore largement dégradé pour Les Républicains et Renaissance, en faveur du RN à l'occasion d'une élection au scrutin proportionnel et avec un surcroît de participation. On a observé un maintien de la gauche. La percée du RN a été logiquement très forte dans ses bastions traditionnels comme le Roussillon, le Biterrois et la petite Camargue. On voit aussi une extension territoriale du vote RN, qui exprime aussi que le fait que le RN est devenu dominant dans quasiment toutes les catégories de population, y compris chez certains cadres. Cette centralité sociologique pose un énorme problème dans un pays comme la France qui est essentiellement fondé sur une logique majoritaire. Cette logique a longtemps été pénalisante pour le RN mais à partir d'un certain niveau d'influence, ce qui était pénalisant devient ultra bénéfique.

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En Occitanie, le RN avait renforcé ses positions en 2022 (16 députés) et vient de consolider sa dynamique aux Européennes : lui reste-t-il encore un potentiel à gagner ?

Sur le seul ex-Languedoc-Roussillon, il y a aujourd'hui 13 députés RN sur les 23 circonscriptions. On peut imaginer des progressions dans le Gard ou dans l'Hérault pour les circonscriptions gagnées de justesse en 2022 par LFI ou Renaissance, comme la 9e par exemple. Mais on ne peut pas non plus exclure que le RN régresse ! Sur le plan sociologique, le vote du Sud est un vote plus « petit bourgeois se sentant menacé » que vote populaire, soit typiquement ceux qui votent aux Européennes, donc les réserves de voix du RN sont étroites. Le vote de gauche, en revanche, est plus populaire et il n'a pas fait le plein de ses voix aux élections européennes, donc dans l'hypothèse d'un sursaut de participation, on peut imaginer que le RN perde du terrain en pourcentage des voix.

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* A lire dans The Conversation : « Quelle place pour la culture dans le programme du RN ? », publié le 19 juin 2024.

Cécile Chaigneau

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Commentaire 1
à écrit le 25/06/2024 à 10:59
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"Emmanuel Macron n'a pas mesuré l'ensemble des conséquences de cette décision... " C'est pas sûr non plus et ça changerait tout.

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